Chapitre 1

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Il neigeait ce soir-là. Le ciel avait étendu son drap de nuit sans lune au-dessus de Londres et d'énormes pellicules d'ange tombaient en tempête dans la pénombre, donnant au paysage des allures d'écran de télévision brouillé. La ruelle n'était pas vraiment accueillante, encombrée de meubles brisés, de lanternes aux flammes agonisantes, de chats borgnes et d'ombres frémissantes. La maison se trouvait tout au bout, finissant l'impasse comme pour montrer que la notion de futur n'existait pas entre ses murs. C'était un bâtiment tout en hauteur étroitement inséré entre deux abattoirs, une silhouette aux multiples yeux rouges qui semblait vous surveiller avec mesquinerie, une bête délicate et fine qui était prête à vous ouvrir sa porte pour mieux vous dévorer. C'était avant tout le bordel le plus discret de Londres. La lumière qui filtrait difficilement à travers ses fenêtres écarlates donnait à la neige une teinte sanglante qui déstabilisa Liz. La jeune fille, emmitouflée dans son châle en dentelle, avait du mal à avancer. Elle tremblait à chaque pas, les muscles mordus par le froid, les yeux perlés de larmes glacées et le cœur meurtri par la peur. Qui donc pouvait bien savoir ce qui allait lui arriver là-dedans ? A quelques mètres de la porte à la peinture écaillée, elle s'arrêta, grelottante et hésitante, et regarda la façade avec méfiance. Finalement, elle s'approcha et frappa, s'abîmant les phalanges contre le bois rugueux.

Un homme bossu au regard bovin vint lui ouvrir. Il gémit et Liz entra timidement, aussi impressionnée qu'effrayée. Le hall d'entrée était incroyablement grand, beaucoup plus grand que pouvait le laisser présager l'aspect extérieur du bâtiment. Il y faisait sombre, les bougies peinant à projeter leur lueur à travers les toiles d'araignées recouvrant les chandeliers, et la pièce était le théâtre d'une accumulation d'objets disparates laissés ici comme à l'abandon. Parmi les sofas de velours sur lesquels s'étendaient de gras messieurs essoufflés et les tables à poker envahies de cartes, des chevaux de bois poussiéreux attendaient leurs cavaliers, des statues de cuivre nues affichaient des sourires étrangement malsains et d'immenses plantes apparemment fanées enroulaient leurs branches autour des candélabres.

Au milieu de cet inquiétant musée d'objets oubliés, un bureau noir émergeait sous un tas de feuilles jaunies. Deux femmes se tenaient derrière celui-ci, écrivant, se disputant, vérifiant que chaque fille était prête, accueillant chaque client avec le sourire. L'une était blonde, l'autre était brune, les deux semblaient se détester. Elles avaient cependant en commun un air de famille certain qui se traduisait par une laideur pleine de mépris et de suffisance, quelque chose de tout à fait antipathique et désagréable qui submergea Liz lorsque ces quatre yeux aux pupilles orgueilleuses se posèrent sur elle. Les femmes étendirent leurs longs cous d'autruche, comme des félins en pleine chasse, et acérèrent leurs regards de vautour. Finalement, affichant un rictus particulièrement dérangeant, la brune demanda à Liz :

« C'est pour une fille ou un garçon ? »

L'adolescente fut parcourue d'un frisson qu'elle aurait facilement assimilé à une décharge électrique tant la voix de la femme lui donnait l'impression d'entendre une roue de calèche mal huilée. Respirant profondément pour se calmer, Liz répondit d'une voix aussi faible qu'une brise :

« Ni l'un ni l'autre, madame. »

Cette fois, ce sont des sourires de sincère satisfaction qui illuminèrent les deux visages froids. Les deux femmes sentaient l'odeur des bonnes affaires envahir leurs étroites narines. La blonde constata d'une voix lente et lancinantes, sifflant comme un serpent devant sa proie :

« Tu es là pour te faire engager, n'est-ce pas ? »

Liz hocha la tête, honteuse.

« Parfait... »

La brune haussa un sourcil :

« Mais tu sais que ce n'est pas un bordel comme les autres ici. La normalité n'a pas sa place dans notre maison. Nous ne recrutons que... »

La Maison des InhumainesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant