Chapitre 15 - 3

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Il était trois heures du matin lorsque les sœurs furent réveillées par une avalanche de coups. Ce fut Mary qui ouvrit les yeux en première, encerclée par d'énormes coussins aux ombres menaçantes. Epouvantée par ce vacarme indistinct qui se mêlait encore à la bande son de son rêve, elle se redressa vivement, secouant malgré elle sa sœur qui maugréa. Les bruits continuaient, résonnant impunément dans la maison, comme à la recherche d'une quelconque réponse. Ce n'est qu'après quelques instants d'hésitation effrayée que Mary comprit qu'on était en train de frapper à la porte. Elle enfonça alors son coude dans les côtes de sa sœur et après quelques râles, elles furent debout.

Dans la pâleur nocturne des couloirs, les visages ensommeillés des prostituées se tournaient à leur passage comme des croissants de lune instantanés, extirpés de leur sommeil et de leur chambre par cette mitraillette qui ne semblait pas vouloir s'arrêter, frappant les murs de la bâtisse de son écho imposant. Les sœurs, manquant à chaque pas de marcher sur leur robe de chambre blanche, avançaient ainsi solennellement pour masquer leur propre peur, accompagnées par ces révérences muettes qui semblaient vouloir les encourager. Arrivées en haut du grand escalier, elles s'arrêtèrent un instant pour jeter un regard en direction de la porte camouflée par l'obscurité, puis Jane se retourna, essayant de recouvrir ce tonnerre foudroyant d'une voix franche et sévère :

« Retournez vous coucher, on s'occupe de tout. »

Le crépitement des claquements de portes accompagnèrent alors la cadence effrénée des coups qui ne cessait de s'accélérer. Après quelques secondes d'appréhension, les sœurs commencèrent à descendre les marches, laissant leur robe de chambre dégouliner en cascade derrière elles, leurs mains fermement refermées sur la rambarde de zinc. Alors même que la faible lueur des fenêtres hautes n'éclairaient qu'à peine le vaste salon, elles tentaient de comprendre ce qu'il se passait et de voir à travers les murs épais de la maison, telles des chauves-souris analysant la fréquence des ondes qui les entouraient. Les coups étaient étranges. Rien de comparable au timide pianotage d'un client maladroit ou à la poigne vigoureuse et sobre d'un officier. C'était un tambourinage expressif et pressé qui hurlait avec élan, sans intelligence ni délicatesse, tentant de s'infiltrer de force à l'intérieur de la bâtisse. On ne frappait pas à la porte, on la tabassait avec fracas, à deux poings, avec l'espoir qu'elle s'ouvre d'elle-même ou même de s'y encastrer. Bientôt, c'est tout un corps qui semblait se précipiter sur le bois.

Alors qu'elles étaient enfin arrivées au pied du grand escalier, les sœurs se figèrent lorsqu'une voix aigüe finit par franchir les innombrables trous de serrure, sifflant des appels à l'aide désespérés qui se perdaient dans la foule des coups, comme emportés par le vent. Alors, Jane s'arma d'une canne abandonnée dans un pot de ferraille et les sœurs s'avancèrent plus fermement vers la porte dont les contours commençaient à se dessiner dans l'obscurité. La voix, à force d'hurler, s'étranglait et s'écrasait contre la surface dure du bois, faiblissant face à la force despotique de l'angoisse. Puis, alors que les sœurs étaient sur le point de faire claquer la foule de serrure, le silence s'imposa. Un silence total, un silence blanc. Etrangement plus effrayée qu'auparavant, Mary colla son oreille à la cloison, à la recherche d'un chuchotement ou d'un frottement sourd, mais le vide complet accompagna l'obscurité environnante. Après avoir partagé un regard perplexe avec sa sœur, Jane ouvrit rapidement les nombreux loquets et sans même hésiter, tira la poignée.

La rue baignait dans un calme plaisant, celui des longues nuits de fin d'été, lorsque la fraîcheur commence à reprendre ses droits sur les heures désertes. Comme la lueur d'un lampadaire baignait maintenant leurs visages, les sœurs ne purent s'empêcher de fermer un instant les yeux, profitant de la brise tiède qui roulait sur leurs joues. Libérées des murs de la maison, plongées dans cet énorme aquarium qu'était Londres, elles sentaient les grands espaces se déployer autour d'elles : la perspective des grandes avenues, la rumeur lointaine des noctambules égayés, la lueur des dernières étoiles au-dessus de leurs têtes surtout. Comme lorsqu'elles partaient recruter, elles prirent le temps de glisser un pied dans le cours d'eau de la vie extérieure, savourant ses courants, ses embruns et son écume salée, tentant d'oublier quelques secondes la présence chaude et organique de la maison dans leur dos. Puis Jane buta sur une chaussure laissée à l'abandon, lamentablement couchée dans le caniveau, et se figea.

Une autre chaussure se trouvait au bout d'une jambe pliée en équerre, douloureusement en équilibre sur l'arrête du trottoir, la chaire partiellement dévoilée comme une pièce de boucherie. A côté de cette cuisse impudique, une main se déployait sur les pavés telle une rose rouge, exposant ses phalanges recouvertes de bagues scintillantes et d'hématomes noirâtres. Son index, étrangement détendu, semblait indiquer de son ongle la bouche pendante de cette malheureuse poupée aux bas arrachés dont le regard de verre n'exprimait plus rien. Les deux points bleus roulaient en direction de son sexe recouvert d'une délicate marée de jupons rougis, ignorant tout de son sein pâle perlé de sang qui débordait de son corsage, s'exhibant lubriquement aux chats de gouttières et aux yeux graves des propriétaires.

Alors que sa sœur s'allumait une cigarette, Mary ramassa la chaussure esseulée, essayant de retrouver la jambe à laquelle elle appartenait dans ce tas informe de chaire éparpillée. Elle n'y parvint pas et comprit bien vite qu'elle n'y parviendrait jamais. Blême, elle laissa retomber l'escarpin qui s'écrasa lourdement contre la pierre alors que de la fumée opaque s'évaporait de la bouche de sa sœur :

« Ca va encore nous attirer des ennuis. »

La Maison des InhumainesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant