Chapitre 17 - 1

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Alice rêvait et le savait. Elle le savait pour différente raisons. Déjà, tout ce qui se trouvait autour d'elle était plongé dans le domaine de l'incertain, à la fois totalement flou et particulièrement net, glissé dans l'interstice du vrai et du faux, comme une illusion si proche de la perfection qu'elle en devient flagrante. Ensuite, tout se présentait à elle comme sur le plateau d'un théâtre de grand-guignol, rigoureusement organisé dans une mise en scène léchée et fluide, chaque action se déroulant selon l'évidence même. Alice ne croyait pas au destin et pourtant, en ce moment même, le destin semblait s'être imposé. Il y avait eu un début et il y aura une fin toute tracée, c'était une certitude. Enfin, c'était un rêve car, malgré ce scénario détaillé, rien n'acceptait d'être délimité. L'espace se confondait en largeurs, longueurs et profondeurs, profitant de zones d'ombre pour se dérober et laisser place à un amalgame de temps, de symboles et de lumières purement abstraites. Alice ne se sentait pas présente. Elle était à la fois la prostituée droguée, le monstre de foire amaigri et la mère future, si bien que lorsqu'elle essayait de poser un regard évanescent sur son propre corps, elle peinait à y distinguer autre chose qu'un volume de chair, ce dernier flottant encore dans le brouillard épais et complexe des temporalités. Ainsi, Alice était convaincue que tout cela n'était qu'un rêve, ce qui n'arrivait pas pour autant à la rassurer.

Tout était si simple. Elle était entièrement nue. Elle ne pouvait voir son corps mais elle le sentait. Elle le sentait même bien trop, comme si l'état dans lequel elle était plongée avait développé ses sens, et elle savait qu'elle ne portait aucun vêtement car le siège sur lequelle elle était installée lui agrippait la peau de son vieux bois rêche. Elle le savait aussi car elle sentait des courants d'air glacés glisser le long de ses cuisses écartées, tels des serpents rampant hors des profondeurs obscurs qui l'entouraient. Elle était sur scène, seule, et un spot l'éclairait d'une lumière brûlante, arrivant à délimiter un cercle jaune assez précis dans ce brouhaha de souvenirs et d'imagination. Alice, clouée à cette chaise comme crucifiée, tantôt assise tantôt couchée, roula des pupilles jusqu'au bord de ses orbites. Des ombres s'agitaient en coulisse, jetant sur elle des regards brillants, alors qu'un foule de silhouettes immobiles emplissaient les rangs du cirque, dociles et concentrées, enfermées dans un silence patient. Elle ne se sentait pas exhibée, ni même exposée, car aucun ne semblait alors la regarder. Tous attendaient, seulement.

Cela sembla durer une éternité. Plus la scène s'enfermait dans son immobilité, plus Alice se persuadait que quelque chose de terrible allait arriver. Finalement, épuisée par cette angoisse grandissante, elle baissa les yeux et surprit son ventre, gonflé à l'extrême, maintenant tout à fait visible et net. Elle ne l'avait étrangement ni vu, ni ressenti, mais quelqu'un avait peint une cible rouge autour de son nombril, trois cercles de gouache fraîche qui dégoulinaient jusqu'à son pubis pour s'y noyer. Quand bien même tout cela lui semblait de plus en plus irréel, elle sentait la peinture l'irriter comme une armée de fourmis rouges lui mordillant la peau, sensation accrue sous la chaleur du projecteur. Encore une fois, des années semblèrent passer, puis Alice sursauta lorsqu'une tempête d'applaudissements envahit brusquement l'assistance qui resta pourtant tout à fait immobile. A sa gauche, une longue silhouette avait fait son entrée avec révérences et manières, rodant dans l'obscurité. Elle sembla longuement saluer le public dont les bravos n'avaient pas cessé puis, traînant lourdement des pieds, entra finalement dans la lumière.

Tout comme le reste de la scène, l'entité n'était pas parvenu à faire un choix arrêté sur son apparence. Son corps entier, ses habits et le moindre de ses gestes semblaient coincés au milieu d'une tempête d'informations et de signaux, si bien qu'elle se voyait transformée en créature difforme et instable. C'était manifestement un être humanoïde aux allures vaguement clownesques, pourvu de deux bras particulièrement fins, de deux jambes particulièrement longues, mais le domaine de la certitude s'arrêtait là. Alice, dans son observation paniquée, arrivait à surprendre quelques éléments - une chaussure trop grande, une rose piquée sur le torse, un chapeau haut de forme, un nez rouge et rond - mais tout cela semblait aussitôt s'évaporer pour laisser place à une botte militaire, un tatouage enflammé, un turban de soie et une moustache fournie. Malgré ses efforts, elle se trouvait devant un monstre inconnu, la masse informe et grouillante de ses névroses dont elle ne distinguait que deux éléments nets : le sourire, constant et carnassier, et la masse en bois verni qu'elle tenait fermement dans une des ses mains alors gantées.

Après une dernière révérence au public, l'entité se dirigea vers Alice et les applaudissements cessèrent brusquement. Elle se posta calmement auprès de la jeune femme, respectant tout simplement le long scénario de ce mauvais rêve, et la regarda un instant comme pour lui adresser son sourire avec insistance. Puis, se désintéressant totalement d'elle, le personnage se tourna de nouveau vers le public et brandit sa main libre pour désigner d'un geste ample l'énorme ballon de peau qui toisait encore l'assistance de son grand œil rouge. Alors, Alice commença à comprendre. Elle essaya de protester, de se lever et de crier, mais alors qu'elle se voyait incapable de réagir, totalement paralysée, la créature brandit lentement sa masse au dessus de son nombril. Le public recommença à applaudir en trombe pour encourager ce comédien grotesque dont le sourire ne cessait de s'agrandir et bientôt, l'arme culminait comme une étoile scintillante au sommet de ce bras chancelant, prête à se jeter en direction de cette arène de chair et de sang. Alors, un mouvement à peine perceptible secoua les coulisses et l'audience se réduisit une nouvelle fois au silence, toutes les voix suspendues dans une tension palpable, une impatience électrique alors même qu'aucun visage ne tremblait. Alice, horrifiée, essaya une dernière fois de hurler mais elle n'arriva même pas à réagir lorsque le signal fut donné. L'entité fit alors preuve d'une force insoupçonnée et la masse se précipita sur la cible à toute vitesse. Le torse de la jeune femme bondit en avant lorsque le bois frappa de plein fouet son ventre qui explosa dans une déflagration grave. Aussitôt, une cascade de confiseries se déversa à ses pieds, débordant de ses entrailles mises à nues, et l'assistance, comme une seule ombre, se jeta entre ses cuisses pour dévorer ce butin multicolore dans des grognements porcins. Alice avait affreusement mal et ne comprenait rien mais cela importait peu maintenant. Elle sentait qu'elle était sur le point de se réveiller.

La Maison des InhumainesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant