Chapitre 14 - 4

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            Les portes étaient enfin fermées. L'absence et l'inintérêt reprenaient leurs droits dans une lenteur atroce, comme si la maison basculait peu à peu dans l'abandon. Les couloirs se trouvaient épouvantablement vides, les bougies dégoulinantes savouraient leur repos en laissant place à l'obscurité et seuls les draps osaient se soulever au creux de ces sommeils sans rêve. Le silence. L'immobilité. Et une ombre. Enveloppée d'une gaze de soie, elle se faufilait sans bruit, fine et volatile, courant le long des murs décrépis et rampant sur les tapis poussiéreux telle une souris en quête de nourriture.

Liz savait être discrète. Sa mère le lui avait appris pour ne pas se faire repérer dans leur immeuble : se mêler à l'ombre, enjamber les lames de parquet grinçantes, se glisser à travers les portes entrebâillées et s'immobiliser au moindre bruit, au moindre mouvement. Alors, comme elle avançait lentement dans ce long couloir obscur, elle n'était qu'un courant d'air, une vague brise qui glissait au-dessous de ces lustres ternes et endormis, à peine un souffle. L'espace d'un instant, elle crut discerner une silhouette pâle au bout du corridor, une longue tâche blanche au visage terrifié qui la défigurait avec incompréhension, mais l'illusion s'évapora presque aussitôt et elle n'eut pas même le temps de paniquer. Elle continua seulement d'avancer, patiemment, pas par pas, silence par silence, arrivant enfin en haut de cet escalier vertigineux qui semblait tirer sa longue langue rouge jusqu'au pas de la porte. Une main crispée sur la rambarde qui glissait le long des marches comme un serpent agile, elle débuta cette descente sur la pointe des pieds, inquiète de voir la lanterne se réveiller pour la braquer de son œil rouge et impitoyable. Une fois au pied de cette vertigineuse montagne de bois, Liz se figea pour inspecter le salon.

Vide, silencieuse, la pièce obscure semblait figée sur papier argentique, souvenir sépia d'une gloire d'antan tombant maintenant dans un oubli nocturne. Les reflets fantomatiques du monde extérieur traversaient les fenêtres comme une lueur marine projetant des ombres cristallines à travers les hublots d'une épave. Il s'était mis à pleuvoir dehors. Derrière les rideaux de velours, Londres semblait plongé dans un immense aquarium de lumières, envahi par des algues rouges et traversé par d'immenses monstres aux roues humides, un bassin dans lequel l'étroit bocal de la maison s'ouvrait comme une fenêtre sur le large.

Puis, alors que l'orchestre des gouttes de pluie faisait vrombir ses cuivres sur les vitres vibrantes, Liz s'approcha du bureau des sœurs qui somnolait sous le lustre, maintenant libéré de la fièvre quotidienne, de l'étouffement des documents officiels et pire encore, de la rage des ongles acérés des propriétaires. La jeune femme contourna un porte chapeau en forme de dragon rugissant et se positionna derrière le meuble, à la place habituelle de Mary et Jane. D'ici, elle avait une vision panoramique du salon, dominant les divas et fauteuils vides de sa silhouette hiératique, tout un peuple immobile et endormi qui se prosternait à ses pieds dans un silence respectueux et terrifié. Appliquant ses paumes de mains sur le bois froid du bureau, Liz savoura cet instant d'illusion, un sourire satisfait s'étirant sur son visage, puis sembla se réveiller dans un sursaut paniqué.

Retrouvant son empressement et sa discrétion, elle plongea sa foule de mains dans les tas de papier qui s'alignaient à côté de la lampe florale éteinte puis, n'y trouvant que des factures et des lettres de recommandation, elle s'accroupit pour faire face aux nombreux tiroirs. Avec attention et agilité, elle fit coulisser ces coffres pour y glisser une marée de doigts rapaces, explorant chaque recoin, ratissant le moindre amas de paperasse, sans jamais arracher autre chose que le bruissement des feuilles au silence environnant. Puis, alors que les contrats de travail défilaient devant son regard inquisiteur, Liz extirpa finalement une masse sombre et puante d'un des tiroirs. C'était un énorme livre marron aux angles rongés par l'humidité. Embaumant la vieille rose, il n'avait certainement pas été ouvert depuis une éternité, et la jeune femme avait l'impression d'avoir repêché un cadavre qui avait été jeté dans les profondeurs du bureau dans l'espoir de ne jamais le voir refaire surface. Elle le posa sur le meuble avec le respect d'un collectionneur manipulant une œuvre d'art puis l'ouvrit comme on ouvrirait une cave oubliée.

C'est alors une foule de visages peinturlurés qui défila sur le papier brunâtre qui avait libéré une forte odeur d'absinthe. Des silhouettes à l'encre de chine, des maquillages à l'aquarelle, des fragments de peau et de vie couchés ici par un peintre bohème, un rapin qui s'était exercé à la caricature en prenant ses amantes comme modèles. Des filles de cabaret aux cuisses légères, des bas de soie glissés sur des mollets entreprenants, des tas de lèvres rouges et de poitrines rosées, et des monstres surtout, par dizaine. Nues ou habillées, dans des postures officielles, des positions pornographiques, elles s'affichaient ici dans un violent mélange d'élégance et d'effroi, cernées de bijoux, en plein orgasme, cambrées ou droites, seules ou à plusieurs, illuminées de sourire ou de plaisir. Liz fut frappée par l'intérêt érotique que l'artiste avait porté aux déformations, dépeignant les boursouflures comme s'il s'agissait de poitrines de substitution, préférant dévoiler la troisième jambe d'une jeune fille que son sexe dissimulé derrière un foulard de gaze, dessinant de manière attentive le troisième œil d'une de ses collègues mais esquissant à peine le reste de son regard.

Puis, un énième dessin attira l'attention de la jeune femme. C'était l'un des derniers de cette formidable parade. Deux jeunes filles à peine majeures étaient assises côte à côte, mignonnes mais sans teint, habillées d'un tissu rouge dans lequel leurs corps semblaient se perdre. Blonde et brune, elles se tenaient droites, ne se permettant aucun rictus, aucune frivolité, et c'était à peine si leurs robes mettaient en avant leurs poitrines. Au lieu de cette légèreté de circonstance, elles se contentaient de fixer Liz de leurs regards bovins complétement vides, aussi passives que leurs mains qui tombaient mollement sur leurs jambes resserrées. Elles semblaient mortes, totalement inertes, prêtes à s'écrouler dans une tâche d'encre colorée tant leurs silhouettes floues s'évanouissaient dans l'épaisseur de la feuille et l'océan écarlate de leurs vêtements.

Bien évidemment, Liz savait de qui il s'agissait. Son cœur palpitait, alors porté par l'ivresse de la découverte, mais la surprise restait tempérée par une hésitation. Un détail faisait douter la jeune femme. Si la fragilité apparente de ces deux corps n'ébranlait en rien la certitude qu'elle se trouvait devant un portrait des propriétaires, une tâche rose et joufflue qui se détachait de l'étoffe rouge déroutait Liz qui se pencha davantage au-dessus du livre. Alors, après une observation attentive, elle en fut totalement sûre : souriant et énergique, un nourrisson se trouvait entre les sœurs siamoises.

La Maison des InhumainesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant