« Vous avez eu raison. »
Dans un nuage de ronronnement, Carry apparut à côté de Liz, comme elle le faisait chaque soir avant l'ouverture des portes. Depuis le meurtre, une ombre ne cessait de s'étendre sur la maison, menaçante et funeste. Elle s'installait dans le salon, dans les chambres, dans les couloirs, comme un nouveau pensionnaire à la longue cape noire asphyxiant tout le monde dans son épais brouillard. La douleur avait imprégné le papier peint jusqu'à en assombrir les motifs et l'endroit le plus glauque de Londres était aussi devenu le plus mélancolique, si bien que même les propriétaires semblaient aussi absentes que des âmes errantes, pâles et silencieuses.
Carry reflétait ce spleen général, recouverte par les marques des nuits sans sommeil et des journées sans sourire, imitant la beauté flétrie de la maison. C'était pourtant la même figure qu'auparavant, mais son regard était devenu plus terne et ses joues moins roses. Ses lèvres s'étaient quelque peu affaissées, son front s'étaient relevé dans une mer de rides inquiètes et ses cheveux ne semblaient plus vouloir rester en place. Son visage était un palais qui se transformait peu à peu en ruine, abandonné et perdu dans une forêt d'émotion.
Liz ne la regarda pas, bien trop habituée à ce navrant spectacle, et dit simplement en attendant que la lanterne rouge soit allumée :
« Je n'ai pas envie d'en parler. »
Carry lâcha un rire sans saveur, monocorde et fatigué, aussi faible qu'une vieille bande son. Elle se blottit dans les coussins :
« Tu n'as rien compris. »
Liz resta une fois de plus silencieuse et fit machinalement craquer ses doigts dans un concert de crépitements osseux. La Chatte s'approcha, comme pour lui confier un secret :
« Tout le monde se trompe. Tout le monde pense que nous sommes les soumises, mais c'est faux. »
Sa queue frappa le sofa comme pour ponctuer son discours :
« Qu'est-ce qu'ils seraient sans nous ? Qu'est-ce qu'ils deviendraient ? Nous tenons les hommes au creux de nos mains ! »
Elle afficha un léger sourire de fierté :
« Ou au creux de nos griffes. »
Liz haussa les sourcils :
« Nous n'avons pas les mêmes clients alors.
— Qu'importe le client ! Il faut savoir le traiter à sa juste valeur. Et toi, tu l'as très bien fait. »
L'adolescente secoua la tête dans un soupire d'agacement :
« Je ne voulais pas le tuer. »
Carry s'étendit de nouveau sur le canapé :
« Dans ce cas, il te manque encore de l'expérience. »
Elle agita la main en l'air en guise d'invitation et la reposa sur le tissu en sortant ses griffes :
« J'ai un de mes favoris ce soir. Tu devrais passer nous rendre visite, je te montrerais comment t'imposer. »
Ses doigts commencèrent à s'enfoncer dans le coton, encouragés par quelques ronronnements discrets. Carry ferma les yeux comme pour en profiter, donnant à son visage décomposé un aspect soudainement plus calme et lumineux. Liz, nonchalamment avachie sur le sofa, s'enferma de nouveau dans le silence et attendit que le faible bruissement des autres conversations se fraye un chemin jusqu'à ses oreilles, comme pour se laisser bercer par la comptine lancinante des petits chuchotements. Finalement, elle sortit de sa torpeur et se tourna vers sa camarade dans un sursaut de curiosité :
« Est-ce qu'on peut tomber amoureuses ? »
Carry rouvrit les paupières et afficha une fois de plus son sourire tristement cynique :
« Oui, mais je ne le conseille pas.
— Pourquoi ? »
Alors qu'on ne l'attendait plus, la lanterne rouge s'alluma enfin, jetant ses lueurs sanguinolentes sur le pas de la porte, mais la Chatte n'y fit pas attention. Elle répondit simplement avant de refermer les yeux :
« Ça serait une faute professionnelle. »
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La Maison des Inhumaines
Mystery / ThrillerSulfureuse, hypnotique, inquiétante, la Maison des Inhumaines est le secret le mieux gardé de Londres. Entre vice et passion, cette maison-close enveloppée de mystère exhibe les prostituées les plus affreuses de la capitale, livrant aux clients ses...