Chapitre 11 - 4

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Couchée sur un lit sale, Alice avait du mal à respirer, prise dans un atroce nuage de chaleur corporelle. Cela faisait un jour entier qu'ils voyageaient, un jour entier qu'elle se trouvait enfermée dans cette roulotte, ballottant à chaque virage comme un tonneau dans un navire. Lorsqu'une des roues rencontrait une pierre sur son chemin, c'était tout son estomac qui se retournait pour la faire vomir, si bien que la caravane baignait maintenant dans une puanteur amère. Et elle sentait alors qu'il y avait quelque chose dans ses entrailles, un intrus qui semblait lui tordre les intestins pour mieux lui rappeler sa présence, un démon qui lui puisait toute son énergie. Allongée, baignant dans sa propre sueur, Alice n'osait plus poser le moindre doigt sur son ventre. Il ne lui appartenait plus, son corps entier n'était plus à elle, et cette douleur continue dans son estomac était là pour qu'elle le sache.

Il commença à pleuvoir. Les gouttes étaient énormes et se fracassaient sur la roulotte dans une incessante mitraille, frappant le bois de leurs centaines de petits doigts. Ce grésillement sembla aussitôt s'introduire dans le crâne d'Alice pour y installer sa mélodie tonitruante et se transformer en horrible migraine. Comme une rose en train de se faner, la jeune femme se replia sur elle-même et attendit que sa colère disparaisse, son visage enfouie entre ses bras. Alors, la nuit commença à tomber et la pénombre de la caravane devint peu à peu obscurité.

Puis, tout s'arrêta. Les mouvements, le brouhaha, la douleur : la vie se figea dans une étrange quiétude qu'Alice n'arriva pas à comprendre tout de suite tant le voyage avait été long. Elle se leva difficilement de son matelas miteux et s'approcha de la porte pour mieux écouter, le visage collé au bois. Dehors, on s'affairait, on rangeait, on s'installait. Bientôt, parmi les lointaines voix qui s'éclataient en fragments sur les parois de la roulotte, l'odeur étouffante d'un feu de bois s'éleva. L'éclat doré des flammes filtrait à travers les fentes du bois, s'étalant en fissures sur la figure moite de la jeune fille et donnant à son regard une lueur maladive. Alors, la femme à barbe se laissa glisser le long de la porte close et s'avachit sur le plancher, épuisée.

Après quelques minutes, des voix s'approchèrent de la caravane. Elles se mêlaient aux craquements du bois blanc et à la brise légère, mais elles étaient tout de même assez proches pour qu'Alice puisse les écouter distinctement.

Nous en avons besoin, et en bonne santé. Prend soin d'elle.

C'était un raclement, une voix grave qui devait appartenir à un croque-mort, avec des intonations lourdes qui semblaient trainer derrière lui. Paradoxalement, la prononciation laissait aussi deviner la présence d'un curieux rictus sur ses lèvres, un rictus qui n'avait rien d'agréable, le genre de sourire que certains portent en permanence, comme une arme à la ceinture.

Vous pouvez compter sur moi.

Cette fois, c'était une voix féminine. Si fébriles, ses mots semblaient se perdre dans un éternel écho, comme étouffés. Ses voyelles tremblaient, ses consonnes déraillaient, et un mot entier était un voyage chaotique vers le silence. La poitrine d'où sortaient ces syllabes était brisée mais déterminée, telle une fragile cage d'os qui menaçait d'imploser sous le poids de ce souffle si court.

Vraiment, Esmeralda, c'est sérieux comme affaire. Nous sommes au bord de la faillite, cette femme est notre dernière chance.

Dehors, une branche craqua. Ils s'approchaient de la porte.

Il faut croire que les gens de Londres n'aiment plus le cirque. Vous pensez vraiment qu'une femme à barbe va les faire venir ?

La roulotte tangua légèrement lorsqu'ils montèrent sur ses marches.

Une femme à barbe, non. Mais une femme à barbe enceinte, c'est un spectacle rare.

Un rire caverneux sembla ramper sur le bois.

Et Dieu seul sait ce qu'elle a dans le ventre !

Alice se recula vivement de la porte lorsque le bruit métallique du verrou cingla le silence. La porte s'ouvrit dans un grincement rustique, soufflant sur la jeune femme une brise glacée, et deux ombres furent aussitôt projetées sur le sol crasseux de la roulotte. La lumière cuisante du feu de bois bondit au visage d'Alice qui protégea ses yeux d'une main tendue, encore habituée à l'obscurité dont elle était jusqu'alors enveloppée.

Pourtant, au milieu des deux étranges silhouettes qui se tenaient dans l'encadrement de la porte, elle reconnut tout de même le sourire de l'homme. Un sourire carnavalesque aux crocs carnassiers, un éclat d'ivoire dans la pénombre. Une voix grave se faufila alors entre ces dents :

« Bienvenue au Cirque Luz, chère Alice. »

La Maison des InhumainesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant