Chapitre 13 - 2

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« Je veux juste parler. »

Carry soupira. Debout et droite, les bras croisés, elle ne savait pas quoi faire, errant devant son client comme un mannequin dans la vitrine d'un antiquaire. La chambre, sans odeur, sans ombre ni reflet, sans le moindre mouvement, semblait plongée dans une léthargie morne, une mélancolie sans aucune beauté. Cela ne dérangeait pas Sir Kingslow qui étendait un sourire béat de part et d'autre de ses favoris, mais la Chatte trouvait cela insupportable.

Grande et maigre dans sa longue robe dorée, elle commença à s'agiter dans un concert de soupirs, nerveuse et étrangement frigide, enfonçant bientôt légèrement ses griffes dans la chair de ses propres bras. L'homme, lui, resta assis sur le lit, subjugué par ce spectacle sans saveur, le visage assombri par une expression de sénilité précoce, une étincelle de bêtise. S'il ne voulait que parler, alors Carry était inutile. Dans une fuite ultime face à ce silence dérangeant, elle se retourna vers le labyrinthe d'étagères où trônaient les différents cadeaux que Kingslow lui avait offerts au fil des jours et des coups de cravaches.

Un œuf de Fabergé, petit carrosse d'or et d'ivoire, illuminait ce recoin de la pièce par ses rondeurs étincelantes et ses pierreries enflammées. Dans un geste mécanique, la jeune femme fit sauter le loquet et ouvrit la pièce d'orfèvrerie, dévoilant un petit chat pathétique dormant sur un coussin de soie. Carry, désabusée, haussa les épaules. Juste à côté, c'était une bergère rose qui tentait de la saluer de sa main de porcelaine, exaspérante de bonne humeur, alors que son mouton semblait agoniser à ses pieds tant l'artisan avait été maladroit. Un peu plus loin encore, une horloge dorée actionna ses petits personnages alors que l'heure sonnait. L'automate, une nourrice en robe de plomb, commença à brusquement bercer l'enfant qui se trouvait calé entre ses bras comme un sac de sel jeté dans une charrette, alors qu'un rossignol désaccordé sifflait au-dessus de sa tête coiffée. Cet homme, aussi riche était-il, possédait manifestement autant de bon goût qu'il n'avait de discussion. Il ne faisait qu'acheter, encore et encore, sans distinction ni direction, avec l'empressement d'un condamné à mort. Il avait dit à Carry qu'il possédait un club à Londres et une renommée dans tout le royaume. Mais ici, que possédait-il ? Même pas une Chatte, seulement quelques heures qu'il était en train de gaspiller à vouloir jacasser. Comment pouvait-il être si impuissant ?

Enfin, Carry se retourna, motivée par une poussée d'empathie. Sa queue fouetta l'air.

« Et de quoi veux-tu parler ? »

L'homme s'enfonça davantage dans les peaux de bêtes étalées sur le lit.

« Raconte-moi ta vie. Est-ce que tu es bien ici ? »

Surprise, la jeune femme eu un mouvement de recul, renversant la petite bergère d'un coup d'épaule. Elle avait l'impression d'aborder un sujet intime, bien plus intime que son propre corps, un sujet personnel. On s'intéressait à elle et elle n'aimait pas ça. Ses mots furent brefs et volatiles, comme en pleine fuite.

« Oui, rien ne change. »

Kingslow hocha la tête :

« Je le vois bien. Tu as beaucoup de clients ? »

Agacée, la Chatte se retourna pour remettre la figurine en place :

« Assez pour te rendre jaloux. »

L'homme resta silencieux. Il ne semblait pas mal à l'aise, seulement plongé dans quelques lointains souvenirs, le regard fixé au plafond. L'automate de l'horloge se figea enfin au milieu de sa comptine hiératique et le calme revint. La Chatte commença à faire négligemment danser ses griffes sur le bois laqué de sa commode.

« On te traite bien ici ? »

Elle soupira de nouveau.

« Oui oui, ne t'inquiète pas.

- Tu es sûre ? »

Carry se retourna vers son client, irritée :

« Puisque je te dis que tout va bien ! »

Sans être nullement impressionné, Kingslow se contenta de se masser la nuque dans un crépitement de craquements sordides :

« Bien, bien... »

Il sortit une flasque et l'ouvrit, laissant les vapeurs d'alcool se répandre dans la pièce entière, prêtes à l'enflammer.

« Je n'aimerais pas que tu finisse massacrée comme ces pauvres filles, dans la rue.

- Il y a encore des mortes ? »

Il renversa vivement la tête en arrière pour avaler une gorgée de whisky, manquant d'en renverser sur une pièce de cuir tanné, puis se redressa presqu'aussitôt, refermant sèchement le flacon qui disparut dans son manteau.

« Toujours. Des putains égorgées ayant comme seule table d'autopsie le trottoir et son caniveau ensanglanté. »

La boisson n'avait pas eu d'effet sur lui. Il était toujours penseur et soucieux, enfermé dans un important monologue introspectif.

« Au moins, ici, tu es en sécurité. »

L'odeur acérée de l'alcool sauta aux narines de Carry et sembla souffler sur les braises de sa nervosité accrue. La jeune femme avait la sensation de ne plus exister, effacée de ce monde ou transformée en meuble, invisible alors même que sa robe dorée déchirait la pénombre dans un effroyable éclair d'éclats. Agitant la queue, enfonçant ses griffes dans le vieux bois d'un guéridon, elle s'impatientait. Alors, elle se retourna dans un sursaut :

« Tu veux que je me déshabille ? »

Sir Kingslow resta silencieux. Il avait l'air amusé et attendri, comme devant une enfant. Il aimait voir ce vif espoir dans le regard de Carry, il y trouvait un certain réconfort, une forme d'innocence enfouie sous des couches de luxure.

« Je peux t'attacher, si tu veux ! »

Il secoua doucement la tête :

« Je te l'ai dit, je veux seulement parler. »

Puis, alors que la jeune femme retournait dans son mutisme agacé, il tira vers lui une boite que la Chatte n'avait même pas remarqué. C'était un emballage rose entouré d'un ruban de satin, un véritable petit trésor où avait été accroché une étiquette dorée, la signature d'un pâtissier de luxe. D'un geste vif, l'homme délia le nœud et laissa le ruban chuter délicatement sur le sol, tel un mauvais charmeur de serpent.

« Je t'ai pris des gourmandises. »

A peine avait-il ouvert la boite qu'un parfum sucré et boisé surgit dans la pièce pour aussitôt s'accrocher aux fourrures éparpillées. Sir Kingslow semblait enthousiaste, fier de lui.

« Ce sont des beignets aux pommes. »

Carry huma un instant l'odeur qui l'avait prise d'assaut et, son flair ne la trompant jamais, elle affirma.

« Et à la cannelle. »

L'homme lui sourit tout en lui tendant la boite. Alors, la jeune femme ressentit un profond sentiment de pitié à la vision de cet homme qui semblait si petit, si faible, médiocre dans sa sempiternelle tentative d'être bien plus qu'un client aimant les marques de griffure. Sans aucun appétit ou gourmandise, elle se pencha tout de même pour attraper un gâteau et, sous le regard insistant de Kingslow, elle y planta ses canines.

Alors que la pomme se déversait sur sa langue, elle haussa les sourcils. Elle avait dans la bouche un goût étrange et inconnu, un goût tendrement acide qui résonnait jusque dans les profondeurs de sa gorge. Comme ses papilles le lui hurlaient, cette saveur ne pouvait qu'être celle de l'enfance, celle-là même qu'elle avait observée à travers les rideaux du salon et dans les livres de photographie. Elle se sentait comme une pionnière explorant une contrée lointaine et sauvage, tout un territoire à conquérir par la seule force de son imagination, guidée par ses sens maintenant imprégnés de cannelle. Alors, émue, elle mangea son beignet en entier et n'hésite pas à se resservir. 

La Maison des InhumainesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant