Chapitre 14 - 1

466 75 24
                                    


« Dorénavant, une messe se tiendra dans le salon tous les lundis matin, à partir de dix heures. Elle sera présidée par le père Pastwell qui a eu la gentillesse d'accepter notre invitation. »

Alors que la pluie s'abattait en trombe sur les fenêtres du bordel, des rideaux de satins rouges avaient été tirés et attachés pour empêcher à toute lumière d'entrer, plongeant la maison dans une obscurité mystique. Le salon semblait comblé d'une présence étrange et inquiétante, une torpeur ésotérique qui ne cessait de gonfler et d'épouser les murs pour mieux s'y accrocher, telle une plante grimpante et venimeuse. En guise d'offrande, un vulgaire bâton d'encens se consumait lentement sur le bureau des sœurs, dispersant son odeur âpre dans l'atmosphère étouffante de la pièce, alors qu'une foule de bougies se trouvait ici éparpillée telle une assemblée de sorcières brûlées vives. Leurs têtes se tordaient silencieusement dans la pénombre et entouraient les prostituées de leurs mélancoliques feux de joie, surveillées par le regard froid d'un crucifix maintenant accroché au-dessus de la porte. Illuminée par ces lueurs agonisantes, la maison entière était devenue un immense autel sacrificiel au service d'un culte païen, celui du stupre et de la perversion, et lorsque sa grande horloge sonnait, c'était l'écho d'une cathédrale qui lui répondait.

« Votre présence n'est pas obligatoire mais sera fortement souhaitée et remarquée. »

Fières comme deux pythies aux pouvoirs soudainement surnaturels, les sœurs se tenaient dans la lumière vive d'un candélabre, arrosées de flammes et creusées d'ombres. Elles avaient revêtue une longue robe noire, une robe de deuil qui semblait se fondre dans l'obscurité environnante pour mieux se mêler à la soutane du prêtre.

Ce dernier était devant la porte, massif et sérieux, tel un gardien défendant à quiconque de sortir. Il avait quelque chose d'effroyable, un éclat divin dans le regard qui animait son être tout entier, une force surhumaine et inexplicable qui lui faisait prendre toute la place alors même qu'il restait discret et silencieux. Enorme montagne de chair où se mêlait gras et poigne, son visage transpirait l'autorité despotique et le vice hypocrite, alors que ses yeux si sévères commençaient déjà à être recouverts par le voile blanc de la cataracte. Il tenait sa bible comme une arme prête à être brandie, les doigts crispés sur sa reliure, avec quelques tremblements dans les poignets qui faisaient briller le fil d'or à la lueur des bougies.

« On vous laisse faire connaissance. »

L'homme hocha la tête et les sœurs s'éclipsèrent.

Alors, le silence s'imposa dans le salon, lourd et épais, religieux et terrible, tel un dieu assis sur son trône enfumé. Le père Pastwell resta un instant immobile, inspectant avec gravité les prostitués qui se présentaient à lui comme les participants à une étrange Cène, puis son énorme gorge se gonfla lorsqu'il s'apprêta à parler. Sa voix, profonde et caverneuse, pleine d'écho, sembla aussitôt remplir la maison d'une entité supérieure.

« Je suis là pour Dieu. »

Ce dernier mot, qu'il avait pris le temps de prononcer avec envergure, résonna longuement dans la salle, prenant son indépendance pour installer sa toute puissance. Un frisson sembla parcourir les employés qui tentaient pourtant de se montrer indifférents, droits et solides face à ce crucifix qui s'était imposé au-dessous de leur lanterne comme pour la défier ou s'y comparer. L'homme plaqua la bible dans son dos et s'approcha de la Chatte d'un pas lourd, traînant derrière lui un calvaire de mépris et de culpabilisation.

« Et Dieu ne peut supporter ce vice. Ce vice que vous devez endurer en martyres. Le Christ pleure pour vous. »

Plantant ses yeux sombres dans chaque pupille pour y déposer la graine de la foi, il commença un pèlerinage à travers le salon pour inspecter ses nouveaux fidèles comme un commandant inspecterait ses troupes. Avec la raideur de la croix et la violence de ses clous, il s'arrêtait devant chaque prostituée et ses lèvres semblaient remuer d'elles-mêmes, en transe.

« Et vous devez pleurer pour lui. Vous devez le remercier. Car s'il vous a enfermé dans cet endroit, c'est que cet endroit était fait pour vous. »

D'un simple regard, il transperçait leurs cœurs du pieu de la stigmatisation et déposait sur leurs tête les ronces de la morale, une couronne de douleur et de repenti qui semblait se confondre avec la lumière d'une nimbe dans la pâleur de sa cataracte. Il s'avança vers l'Ange qui baissa aussitôt les yeux pour résister à cette lueur illusoire, ce feu ardent qui se consumait dans les profondeurs du père Pastwell et débordait de ses paupières pour brûler dans ses paroles.

« Le Christ a souffert pour vous, à vous de souffrir pour lui. Vous êtes immondes, mais le Seigneur sait reconnaître les siens lorsque la douleur s'arrête. »

La chaleur des bougies devenait atroce à supporter et l'encens avait maintenant totalement envahi les lieux pour envelopper le prêtre d'une auréole fantomatique. Ce dernier, ébloui par sa ferveur infernale, suintait de sueur, dégoulinait comme il se noyait dans son flot continu de fanatisme, perdu mais trop aveugle pour s'en apercevoir.

« Les putains doivent sentir la croix dans leurs dos et le sang couler sur leurs tempes. »

Il s'arrêta finalement devant Dorothy et observa avec dégoût ses deux cornes comme si elles le menaçaient. La prostituée, frémissante d'espoir et d'angoisse, releva doucement la tête et plongea ses deux immenses pupilles dans les yeux enneigés du prêtre. Ce dernier resta silencieux, sévère mais déstabilisé, autant impressionné par la sincérité chrétienne qui luisait dans ce regard que par la noirceur de son propre reflet. La bible entre ses doigts commença à glisser puis, alors que ses lèvres se soulevaient dans une prière muette, chuta sur le sol dans un bruit sourd et sans saveur. L'homme s'apprêtait à ramasser le livre saint lorsque la voix de Dorothy résonna, tremblotante et à bout de souffle :

« Bénissez moi mon père... »

Le père Pastwell se figea, extirpé de son délire mystique par un vieux souvenir, revenu à la réalité et hanté par son passé. Haletant et troublé, il s'approcha de la prostituée, manquant de piétiner la bible, et se pencha légèrement pour mieux discerner son visage. Dorothy, intimidée, ferma un instant les yeux et répéta dans un sanglot sans larme :

« Bénissez moi mon père... »

Le prêtre se redressa, soudainement illuminé par un éclair de mémoire et retrouvant aussitôt l'horrible majesté de sa passion religieuse.

« ...parce que j'ai pêché. »

Il se rappelait.

La Maison des InhumainesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant