La Maison des Inhumaines

Chapitre 4 - 3

Le docteur Conroy était de nature calme, voire stricte. Chauve, le visage envahi de ride et le nez surmonté d'une vieille paire de lunette, il avait tout du médecin académique et traditionnel qui emmène sa mallette pleine de fioles à chacun de ses déplacements. Il avait quelques tremblements dans les mains et des gestes lents mais il n'en restait pas moins précis et rigoureux dans son travail, maniant ses étranges outils avec dextérité et dictant ses diagnostiques en toute clarté. Il faisait une visite médicale au début de chaque mois à la Maison des Inhumaines pour ausculter ses employées et passait cinq minutes avec chaque prostituée. En contrepartie, Mary et Jane lui offraient un bureau et la possibilité d'étudier chaque difformité comme bon lui semblait. C'était un médecin rapide, direct et franc. Tel un employé d'abattoir au travail à la chaîne, il passait de femme en femme comme de truie en truie, appliquant fermement son stéthoscope sur le cœur des putains comme on abattrait des vaches, les unes après les autres. Il restait silencieux pendant son examen puis, relevant ses lunettes, formulait d'une voix monocorde son diagnostic.

Il avait un assistant. Un jeune homme dont personne ne se préoccupait et qui restait dans un coin de la pièce pour observer son mentor effectuer son travail, la tête baissée et silencieux, comme pour devenir invisible. Parfois, il aidait le docteur Conroy en lui donnant ses instruments ou en cherchant les médicaments dans sa mallette, l'air toujours de se presser pour ne pas recevoir une remontrance du vieil homme. Personne ne savait vraiment qui il était, ni son nom. Personne ne lui avait demandé. Et le docteur Conroy lui-même ne le prononçait jamais.

Cette fois, on lui avait demandé d'attendre dans le couloir.

Alice était entrée dans la petite pièce et s'était aussitôt déshabillée avant de s'allonger sans problème sur la table de consultation, habituée au froid du métal. Le docteur, nettoyant méticuleusement son stéthoscope, se tourna vers ce corps nu qui gisait comme un cadavre sur une table d'autopsie et demanda froidement :

« Comment allez-vous, Alice ? »

Les yeux fixés sur les poutres du plafond, la prostituée haussa un sourcil :

« Ça va. »

L'homme s'approcha de la table :

« Et la barbe ?

— Ça pousse.

— Bien. »

Le docteur Conroy posa le cercle glacé de son appareil sur le sein d'Alice :

« Est-ce qu'on a arrêté l'opium ? »

Il n'eut aucune réponse si ce n'est qu'un soupire. Il enleva le stéthoscope de son cou et se déplaça, expliquant d'une voix franche mais sans colère :

« Je suis votre docteur Alice. Si vous n'écoutez pas ce que je vous conseille, nous n'arriverons à rien. »

Il se posta devant ses jambes allongées et ordonna froidement :

« Ecartez les cuisses. »

La jeune femme s'exécuta et entendit le bruit métallique des instruments sonner entre les mains du docteur. Ce dernier se pencha et observa le sexe de sa patiente en plissant les yeux :

« Pas de champignon, apparemment. »

Il releva un instant la tête :

« Les règles ?

— Ca va. »

L'homme fit claquer sa langue, sa bouche se mouvant pendant une seconde dans une grimace d'insatisfaction, et retourna à son observation. Il finit alors par poser une main sur le ventre d'Alice qui frissonna au contact de cette peau vieille, rugueuse et ridée. Le docteur hocha la tête dans un dialogue intérieur et se redressa, dominant la jeune femme de sa grande silhouette autoritaire.

« Il faut que je voie vos propriétaires. »

Il lâcha alors les appareils inutilisés sur une table toute proche et désigna la porte d'un geste de la main.

La consultation était déjà finie.