Chapitre 15 - 4

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Alice avait atrocement chaud, bien plus que dans la roulotte vétuste d'Esméralda. Avec hâte, une équipe entière d'hommes particulièrement sérieux lui avait enfilé une lourde robe verte qui s'écartait sur le devant comme un rideau de théâtre afin de dévoiler ses cuisses nues et son ventre rond. Ce dernier pointait là, encombrant et volumineux, telle une énorme excroissance de peau qui prenait peu à peu son indépendance. Alice soupira et se gratta la barbe qu'on venait de lui peigner, submergée par l'obscurité environnante. On lui avait demandé d'attendre et elle avait maintenant l'impression que cela faisait un quart d'heure qu'elle était ici, étouffant dans cet étincelant linceul de satin vert, bloquée derrière un monstrueux rideau qui l'écrasait de toute son épaisseur, seule.

Au loin, elle entendait la rumeur calfeutrée des voix, des chaises grinçantes, des raclements de gorge et des montres déréglées. Toute une foule de bruits discrets qui arrivait à leurrer la garde pourtant attentive de ce rideau clos qui ne laissait pas même filtrer un rayon de lumière. Au loin, la mélodie aiguë d'un jouet en bois ricochant sur le sol tinta, suivi rapidement du gémissement plaintif d'un nourrisson, soulevant alors dans la foule une vague d'interrogation muette mais palpable. Ils étaient à l'affût, elle le sentait. Malgré l'effort général de concentration, le ronflement sourd de la curiosité gonflait le chapiteau de sa chaleur vibrante, si bien qu'Alice pouvait entendre les genoux trépigner sur les estrades branlantes, les gouttes de sueur glisser le long des tempes alertes et les enfants s'accrocher aux robes de leurs mères, à moitié dissimulés derrière leurs dentelles bouffantes, essayant de se cacher maladroitement les yeux. Et pourtant, ils ne voyaient rien. On avait crié, on avait proclamé, on leur avait même tout promis, mais ils n'avaient alors encore rien vu, et les voilà au bord du précipice, la bouche ouverte dans une attente hébétée, figés devant cette porte de prison en velours rouge, fixant ce halo spectral de lumière qui semblait annoncer un miracle quasi liturgique. Elle ne voyait rien mais elle savait tout.

Et lui aussi. Dans sa carapace de chair, blotti au cœur de ses tripes, il tremblait à la présence de cette foule affamée et carnivore. Il plaquait tout son être contre les parois de cette bulle chaude et se concentrait, attentif à la moindre secousse enthousiaste, au moindre mouvement d'impatience, submergé par cette vague d'inconnus hypnotisés à l'idée d'entrevoir ne serait-ce qu'un bout de ce ventre pâle, au loin, comme un croissant de lune mal dégonflé. Alice posa une main mal engagée sur son estomac mais le parasite ne sembla pas réconforté. Le voilà qui poussait des gémissements silencieux, sifflements perfides dont les ondes se propagèrent à travers des organes à découvert puis remontèrent avec douleur jusqu'au cœur pour le noyer d'une angoisse pure et franche.

Alors, la voix graveleuse de Luz explosa dans la grande salle à la moiteur insoutenable. Hurlée dans un cornet artisanal, elle emplit l'espace de son grésillement nasillard et approximatif, ses vibrations bourdonnant jusque dans les tréfonds de l'anatomie d'Alice.

MESDASMMES, MESDEMOISSELLES ET MESIEURS, ET VOUS LES PETITS ENFANTS, BIENVENU A L'EZTRAORDINAIRE CIRQUE LUZ !

L'assistance s'était aussitôt redressée, ses griffes plantées dans le bois pourri des bancs instables, la langue pendante, glacée dans son irréprochable tenue du dimanche. La tension était telle que la toile cirée du chapiteau grinçait d'un air menaçant, comme prête à se déchirer sous son poids.

NOUS ZOMMES FIERS DE VOUS PRESSENTER CE ZOIR LE CAS DES PLUS ETRANGES DE CETTE FEMME FINNE COMME UNE ZIRENE MAIS POILUE COMME UN ZINGE !

L'assemblée frétilla d'excitation comme une bête devant sa proie. Tous les yeux se dirigèrent vers la scène comme un seul et même regard lumineux, animé d'un appétit féroce difficilement contrôlable, et alors que Luz déblatérait son discours incohérent, une clameur hystérique gagna peu à peu ce monstre immense qui n'arrivait plus à la dissimuler sous ses hauts de forme et ses manteaux de fourrure. La faim grognait.

D'AUTANT PLUZ QUE CETTE GUENON S'EST FAITE ENGROSEE ! PAR QUI ? QUI SAIT ?

Dans les reflets trompeurs de la pénombre, le rideau sembla se mouvoir faiblement, flottant dans la chaleur et les esprits, alimentant cette obsession collective, gonflant la bête de désir et d'orgueil. La voix n'était plus qu'un amoncellement de sons disparates crachés dans cette horde d'oreilles sans corps ni âme, s'accrochant aux habits vides et dégringolant le long de cette énorme créature libidineuse, suintant d'envie et de bave.

VOICISOUSVOZYEUXALICEETSONUNIQUEFUTURENFANT !

Dans un mouvement étonnement rigide, le rideau s'ouvrit enfin.

Un silence interloqué et inattendu s'écoula de la scène jusque dans les tribunes. Puis, comme l'obscurité se dissipait dans un nuage de poussière blanche, le monstre se libéra soudainement de ses chaines. Perdu dans ses propres hurlements, pris d'une confusion sauvage, il ne sut que faire à la vue de ce corps là, offert comme mort et pourtant gonflé d'une vie. Il tenta de fuir ou de se jeter en avant, se bouscula dans sa passion, chuta dans sa panique, se dissimula les yeux mais montra les dents, cria au génie et à l'horreur, essaya en vain de se calmer tout en s'enfonçant avec plaisir dans son propre chaos, pataugeant encore et toujours entre le sperme et le vomi, effroyablement enragé.

De fait, la guenon avait les cuisses recouvertes de sang.

Cette fois, le monstre en avait eu pour son argent.

La Maison des InhumainesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant