Olga avait refusé de s'asseoir. Debout devant le bureau des sœurs, absolument statique, son ombre énorme dévorait une grande partie du meuble comme elle aurait croqué dans un fruit pourri, plongeant documents, statuettes et boite de cigare dans l'obscurité. Cette étendue nocturne semblait alors défier la vive lumière rouge qui éclairait sans peur les visages imperturbables de Mary et Jane. Cela faisait maintenant trois longues minutes qu'elles s'étaient toutes trois enfermées dans un silence amoureusement entretenu par l'amoncellement alentour de coussins et de tapis, isolant la pièce de toute nuisance sonore extérieure et la protégeant par la même occasion des oreilles indiscrètes. Pourtant, une chaîne suspendue à quelques mètres du bureau, lamentablement inutile et absolument seule, cliqueta alors qu'un mystérieux courant d'air la chamboulait. Jane, profitant de cette action à peine perceptible pour briser l'immobilité générale, saisit un énorme briquet et le crépitement du tabac résonna aussitôt comme un très court feu d'artifice, envahissant tout l'espace durant à peine une seconde. Puis, la fumée s'éleva dans les lueurs rouges, passant rapidement de la lumière à l'ombre jusqu'à évanouissement, et la siamoise finit par demander d'une voix monotone, un étrange sourire aux lèvres :
« Tu n'es pas seulement venue pour nous parler d'un toilette défectueux, n'est-ce pas ? »
Olga ne réagit pas. Ses yeux ne quittaient pas les sœurs, voyageant d'un visage à l'autre d'un air grave, respirant la détermination mais dissimulant en réalité une angoisse intérieure que les deux femmes semblaient détecter malgré tout. Dans le doute, elle décida de ne pas répondre, pas encore. Après une nouvelle minute de mutisme, Jane poussa un long soupir et écrasait déjà sa cigarette dans un creux noirâtre du vieux meuble charpenté. Elle s'ennuyait. Sa sœur la regarda d'un air inquiet, comme si elle attendait d'elle qu'elle s'occupe immédiatement de la situation, tout en continuant de frotter l'accoudoir en cuir de leur fauteuil du bout des ongles. La chaîne sonna de nouveau, au loin. Finalement, Olga prit une grande aspiration, l'énormité de sa poitrine se gonflant effroyablement :
« Vous n'avez pas vraiment été seulement vedettes de Music-Hall, hein ? »
La question fut franche et sans détour, et pourtant les sœurs ne semblèrent pas surprises. Mary se contenta d'hausser lentement les épaules, comme si elle se trouvait dans une position inconfortable, et Jane afficha un simple sourire amusé :
« On a fait des petites recherches à ce que je vois...
— J'ai mes sources, voilà tout. »
Olga se montrait inébranlable mais le tremblement à peine perceptible qui agitait la graisse de ses bras la trahissait. Alors, Jane étendit ses mains à plat sur le bureau, comme pour indiquer qu'elle était sur le point de tout mettre au clair, toute la vérité pour cette fois, balayant le mensonge et la calomnie d'un large glissement sur le bois veiné. Elle ne réfléchit pas :
« Vous êtes bien naïves de croire que nous avons construit tout ça, du début à la fin, grâce à notre seule volonté. Nous n'avons rien créé, rien du tout. »
Mary s'anima dans un sursaut angoissé :
« Nous avons fait du Music-Hall !
— Bien sûr que nous en avons fait. »
Les bras de la brune se tenaient toujours tendus devant elle comme deux équerres de pierre :
« Nous étions des artistes. Mais aucune artiste à cette époque ne pouvait s'en contenter.
— Aucune, pas même les cantatrices !
—Nous avions vingt ans lorsque nous avons poussé les portes de la maison. »
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La Maison des Inhumaines
Mystery / ThrillerSulfureuse, hypnotique, inquiétante, la Maison des Inhumaines est le secret le mieux gardé de Londres. Entre vice et passion, cette maison-close enveloppée de mystère exhibe les prostituées les plus affreuses de la capitale, livrant aux clients ses...