Chapitre 10 - 2

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Le rire d'Helga était particulier. C'était un grand roulement qui se transformait peu à peu en torrent, une tempête qui vrombissait dans l'atmosphère avant de se fracasser au creux de vos oreilles, un orchestre monstrueux qui hurlait, effrayant et majestueux.

Lorsqu'il résonna dans la maison ce lundi matin, les employés étaient à peine réveillés, plongés dans une pénombre indolente. Dans le salon, seules quelques silhouettes se dessinaient dans leurs robes de nuits blanches, tels des spectres drapés de l'odeur entêtante du thé. Dorothy se recroquevilla au creux de son fauteuil, contrariée :

« Je ne plaisante pas. »

Le torse d'Helga se souleva une dernière fois dans un formidable éclat de rire, tout son corps croulant sous un joyeux tas de graisse, puis son visage souriant arriva à se calmer :

« Tu penses que tu vas réussir à sortir comme ça ? Si c'était aussi facile, nous l'aurions tous déjà fait depuis longtemps, tu sais ! »

Dorothy haussa les épaules, resserrant sa tasse chaude entre ses doigts, le regard plongé dans l'onde trouble de son thé à la menthe :

« Je le ferais. Je ne sais pas comment, mais je le ferais. Je ne peux pas rester ici, c'est invivable.

— Plus invivable qu'à l'extérieur ? »

La jeune fille releva la tête dans un silence grave, une horde de doutes au creux de son énorme regard. Le sourire d'Helga s'élargit, sympathique :

« Et puis, imaginons que tu arrives à t'enfuir, alors même que les portes sont fermées en dehors des heures de travail et que nous sommes constamment surveillées, qu'est-ce que tu feras dehors ? Où est-ce que tu vas te cacher ? »

Elle posa sa tasse sur un guéridon :

« Parce que je t'assure que peu importe où tu ailles, elles te retrouveront et elles viendront te chercher. Je ne sais pas comment elles font ça, mais tu ne seras nulle part en sécurité. »

Dorothy resta un instant muette et immobile, figée dans une position de statue antique enroulée dans un long drap de soie blanche, puis affirma avec une assurance beaucoup trop artificielle :

« Elles ne pourront pas m'obliger à revenir, de toute façon. »

Cette fois, Helga ne rit pas :

« Non, mais tu sais maintenant qu'elles savent cacher un corps. »

La jeune fille ne répondit pas, un mélange de déni et d'inquiétude dans le regard. Après un silence agacé, Helga constata avec fatalité :

« Tu vas essayer quand même, hein ? »

Dorothy hocha la tête, alors sa collègue reprit sa tasse maintenant tiède en soupirant. Elle but une gorgée puis expliqua en baissant la voix :

« Ecoute, tu n'y arriveras pas toute seule. Le seul moyen de sortir d'ici, c'est que quelqu'un t'emmènes. »

Au loin, l'ombre pâle de l'Ange traversa la pièce dans un silence spectrale puis disparut au détour d'un couloir, emportant avec lui une amère odeur de café. Helga continua :

« Soit tu te trouves un homme qui te demande en mariage et accepte de t'acheter aux propriétaires qui sont obligées d'accepter, soit tu te trouves quelqu'un de confiance qui peux venir te prendre et t'emmener loin de ce trou in-extremis. »

Elle soupira une nouvelle fois :

« Et dans ce cas, tu as intérêt à changer de pays. »

Dorothy se passa une main dans le cou, fatiguée par le poids de ses cornes :

« J'imagine que personne ne veut se marier à un monstre. »

Helga finit son thé et reposa sèchement la tasse :

« Alors tu sais ce qu'il te reste à faire. »

Dans un tourbillon de satin noir, Peter apparut en haut des escaliers, le regard encore embrumé par le brouillard gris d'une nuit agitée. Une main crispée sur la rampe en bois, il descendit machinalement les marches en faisant attention de ne pas tomber, puis alla directement se servir du thé en agitant vaguement la main sur le chemin comme simple salutation. Mais avant qu'il n'ait le temps de se verser à boire, il fut pris d'une étrange sensation. Une sensation de décalage, une sensation d'anormalité, d'absence, comme si la maison avait perdu de sa saveur. Il reposa doucement la théière en porcelaine et se retourna. Sous les regards interrogateurs de ses collègues, il s'avança au centre de la pièce et inspecta scrupuleusement les lieux en fronçant les sourcils. Le nez en l'air, il demanda d'un ton égaré :

« Vous ne trouvez pas qu'il y a quelque chose de bizarre ? »

Devant les visages incrédules des deux femmes, il fit un tour sur lui-même, déboussolé et frustré de ne pas comprendre ce qui se passait. Finalement, il huma l'air et son regard se figea, comme frappé par un sursaut de vérité. Il affirma d'une voix soudainement grave:

« Ça ne sent pas l'opium. » 

La Maison des InhumainesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant