Chapitre 15 - 2

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« Comment ça se passe du coup ? »

Le père Pastwell, émergeant d'une longue heure de confessions inutiles, ouvrit les yeux. Déjà au bout de deux fidèles, il s'était presque assoupi, faible victime de la moiteur et de l'obscurité de ce recoin miteux, ennemis qui prenaient dans son esprit la forme d'un petit démon écrasant ses paupières fripées de ses lourds sabots fourchus. Après d'interminables récits sanglotants remplis de stupre, de drames intimes et de désirs condamnables, il s'était à l'avance délecté de sa libération imminente, se voyant déjà loin de cette insoutenable prison embaumant la mauvaise lessive et le désespoir, loin de ce bordel où il ne se sentirait jamais dans la maison de Dieu. Cependant, la maison n'en avait pas décidé ainsi et personne, pas même le seigneur, ne peut tenir tête à la maison. Ni à ses propriétaires.

C'est ainsi que la voix grinçante mais polie de Mary serpenta à travers la dentelle grasse de toutes les paroles qu'elle avait filtré, réduisant la joie du prêtre à néant et vissant son séant sur son tabouret branlant. Pris au dépourvu, quelque peu surpris de recevoir la visite des sœurs, le père Pastwell resserra sa bible contre lui, près à la dégainer au moindre doute. Après quelques tremblements de vieillesse et de stresse, il se ressaisit :

« Vous ne vous êtes jamais confessé ma fille ? »

La voix de Jane, bien plus lointaine et bien moins polie, lui répondit aussitôt :

« Nous ne sommes les filles de personne. »

Le vieil homme déglutit alors qu'un bourdonnement gras résonna impudiquement dans son estomac. Il l'ignora, bien trop occupé à ne pas perdre la face :

« Eh bien, ça ne fait rien. Le protocole peut être simplifié. »

Après s'être éclaircit la voix dans un roulement de tambour lamentablement magistral, il se redressa sur son siège, retrouvant alors instantanément sa prestance calme et paternaliste.

« Soyez sans crainte et dites-moi ce qui vous tourmente. »

Un long silence suivit cette déclaration. Ce n'était ni un silence de gêne, ni un silence d'hésitation, mais bel et bien un silence profond et authentique, si bien que le prêtre se demanda si les sœurs n'étaient finalement pas parties. Et puis, la voix de Mary se fraya de nouveau un chemin dans l'obscurité, claire et brève, comme pour éviter d'avoir le temps d'hésiter :

« Sommes-nous de mauvaises personnes ? »

Le père Pastwell écarquilla les yeux, un souffle roque s'évaporant de sa bouche entrouverte, coupé par la surprise. Encerclé par une obscurité qui semblait s'ériger comme témoin divin, il se trouvait totalement perdu et ignare, ne sachant quoi répondre à un doute aussi profond et général. Nouveau roulement de tambour.

« Le ciel ne saurait vous le dire sans juger de vos actes. Agissez correctement et vos êtres seront appréciés correctement. »

Sa poitrine se souleva. Il n'était absolument pas convaincu de ce qu'il venait d'annoncer mais considérait cela comme une improvisation correcte, du moins dans le ton employé. Mary ne capitula pas.

« Je n'ai jamais lu la Bible mais peut-être condamne-t-elle nos actions ? »

Cette fois, la réponse du prêtre fut spontanée :

« Ce n'est pas vous que la Bible condamne mais vos employées. Elles sont responsables de leurs actes et vous ne faites que les aider, essayant tant bien que mal de regrouper les agneaux et de les guider à travers ce monde pervers. »

Il leva un instant les mains pour les laisser aussitôt retomber sur ses genoux.

« Vous êtes des saintes ! »

Le rire de Jane crissa de l'autre côté du confessionnal mais Mary l'ignora.

« Et toute la douleur ? Toute la tristesse accumulée ? La souffrance ? Tout cela n'est pas de notre faute ?

— Non, c'est le seigneur qui l'a décidé ainsi. Bien à l'opposé des fautives, vous êtes des martyres, portant la misère du bas monde sur vos épaules fortes ! »

Un nouveau silence tenta de s'installer mais le prêtre se hâta de l'en empêcher, voulant à tout prix éviter un nouvel instant de doute chez la siamoise.

« Si je peux me permettre de propager la parole divine à travers un seul conseil, je vous dirais de redoubler d'attention quant au confort et à la discipline de vos employées. »

Par l'agitation qu'il y eu de l'autre côté du tissus troué, il sut que sa remarque avait intéressé les sœurs.

« Notre chère Dorothy semble vouloir vous fuir. Cela est peut être le signe d'un disfonctionnement ou d'un manque d'écoute.

— Pardon ? »

Cette fois, la voix sèche de Jane frôlait la dentelle de près, si bien que le père Pastwell sursauta, envahi par la sensation que ces mots coulaient directement de la bouche blême à ses oreilles. Il se tourna vers le tissu, devinant le regard acéré de la sœur figé dans ses propres yeux malgré l'obscurité :

« La petite est venue dans tous ses états me demander de l'aide, au nom de Dieu.

— Et vous avez accepté ? »

Cette fois, Jane semblait avec lui, à ses côtés, tant sa voix puissantes et sans nuance emplissait toute l'espace. Il pouvait sentir sa colère froide irradier l'obscurité comme une nuit d'hiver. Il trembla.

« Je ne pouvais refuser de tendre la main à une jeune brebis égarée ! Mon devoir est de l'aider à traverser ces épreuves divines ! »

Par un froissement et des craquements inquiétants, le prêtre sut que le tissu noir avait été arraché et qu'il n'y avait maintenant plus de séparation entre lui et ces furies invisibles. Il resserra la bible contre son ventre chaud alors que la voix omnisciente de la siamoise semblait maintenant remplir le bâtiment entier de sa colère glaciale.

« Vous croyez que Dieu vous donne tous les droits ? Vous croyez que nous l'accepterons sans agir ? Avec ou sans Dieu, sachez que nous ne laisserons aucune fille sortir d'ici sans notre permission.

— Sortir ? »

Le prêtre se redressa, sincèrement surpris. Un nouveau silence se propagea, un silence d'incompréhension cette fois, bien moins dérangeant que les précédents.

« Qui vous a parlé de la faire sortir ? »

Après un instant d'inaction, la présence des sœurs sembla se dégonfler pour se muer en un noyau de curiosité attentif, de nouveau à l'écart du vieil homme qui sembla alors reprendre sa respiration. La voix de Jane, bien plus calme et conciliante, glissa cette fois jusqu'au prêtre :

« Continuez, ça nous intéresse. »

C'est à ce moment que le père Pastwell ouvrit sa bible, plutôt fier de lui.

La Maison des InhumainesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant