Chapitre 9 - 2

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Dorothy avait toujours aimé les fleurs. Elle se rappelait souvent comment elle avait passé ses dimanches après-midi dans un champ de coquelicot, juste derrière la maison familiale, étalée sur le sol au milieu de ces petites taches rouges comme une intruse sur une toile de peinture. Ce souvenir ne la quittait jamais : l'enfance est un parfum tenace et rien n'aurait pu effacer ces pétales écarlates de sa mémoire. Mais tout cela, c'était avant que sa mère ne commence à lui enseigner le catéchisme et les méfaits du satanisme. C'était avant que ses cornes ne poussent davantage, avant que le village entier ne la rejette, avant que le champ de coquelicot ne soit totalement rasé. C'était avant...

Et pourtant, lorsqu'elle ouvrit les yeux ce soir-là, elle se trouva de nouveau debout dans cette étendue rouge, baignée par les reflets lunaires et bercée par un vent discret. Sa grande robe noire s'étalait au-dessus des fleurs en vagues de charbons et étrangement, ses cornes semblaient beaucoup moins lourde qu'à leur habitude, comme gonflées à l'hélium. Perdue, elle tourna sur elle-même pour observer les coquelicots qui s'étendaient tout autour d'elle sans aucune limite, recouvrant chaque parcelle de terre qu'il lui était donné de voir dans un étouffant bouquet géant. Finalement, elle sentit tout le poids de ce tapis rouge vif s'écraser sur son cœur, entêtée par les effluves écœurants de la terre retournée et étouffée par la certitude que le passé n'était finalement pas un parfum si agréable.

Soudain, une étrange silhouette se dessina dans l'obscurité. Deux têtes et une cigarette à la main, elle était facilement reconnaissable, même si elle n'était pas encore assez près pour distinguer les visages. Les sœurs s'approchèrent de Dorothy en écrasant les fleurs sur leur passage puis se figèrent à un mètre de la prostituée. Jane demanda sèchement :

« Qu'est-ce que tu fais là ? Tu as un client à satisfaire ! »

La jeune femme fronça les sourcils :

« Un client ? »

La siamoise lui fit signe de se retourner avant de remettre la cigarette dans sa bouche. Dorothy obéit, confuse. Elle découvrit alors un second individu dans la pénombre, planté dans les coquelicots comme un épouvantail, raide et immobile. Elle s'avança, intriguée mais méfiante, et s'arrêta brusquement lorsque l'inconnu gémit. Ce n'était pas un son humain, pas un son clair et précis. Il y avait dans cette voix un écho indéfinissable, une profondeur bestiale qui semblait partir directement de ses tripes, comme un long râle d'agonie qui ne sombrerait jamais dans le silence. C'était le gémissement d'un mort, et Dorothy savait très bien duquel.

Le cadavre releva la tête comme pour exhiber avec fierté les deux points rouges qui lui décoraient le cou puis sembla reconnaître la jeune fille, laissant un large sourire se dessiner sur ses lèvres striées de crevasses bleuâtres. Il tenta de s'avancer mais ne fut capable que de tendre les bras vers la prostituée avant de les rabattre et de les laisser lamentablement pendre, décontenancé. Dorothy ne savait que faire, dégoûtée et perdue devant cet homme qu'elle avait vu se vider de son sang, cet inconnu qu'elle avait pourtant l'impression de trop connaître. Derrière elle, la voix de Jane résonna :

« Qu'est-ce que tu attends pour te déshabiller ? »

Soudainement prise dans un étau d'indignation, la jeune fille se raidit, repoussée par la vision de ce cadavre libidineux qui n'arrêtait pas de lui sourire, prêt à briser sa mâchoire nécrosée. Elle voulut se retourner vers les sœurs pour refuser mais n'y arriva pas, prisonnière d'un corps qui n'était plus le sien, comme un pantin enroulé dans ses propres fils. Enchaînées aux obligations de la maison, ses mains se dirigèrent vers les liens de son corsage et commencèrent à en défaire les nœuds. Horrifiée mais impuissante, Dorothy vue ses propres doigts faire glisser la robe le long de son corps et la mettre à nue devant cet homme conquis, ce prédateur qui semblait maintenant se décomposer pour ne devenir qu'un tas difforme de chaire rouge, alors que les siamoises assistaient à la scène sans réagir. Bientôt, lorsque ses pieds nus commencèrent à glisser vers le mort contre sa propre volonté, Dorothy entendit les voix de ses collègues éclater autour d'elle dans un concert de cris, un capharnaüm d'hurlements sévères qui s'imposèrent à son esprit.

Les employées doivent être disponibles. Disponibles et opérationnelles. Toujours.

Traînée par ses jambes devant le client qui articulaient lentement ses os poisseux, la prostituée sentit l'ignoble odeur de la mort s'immiscer dans ses narines comme un mauvais augure, alors que les voix continuaient à abattre le lourd marteau de la fatalité sur son âme.

Les employées doivent être propres, se vêtir, se déshabiller, se coucher ou se lever. Elles doivent obéir.

Dorothy sentit son cœur lui remonter dans la gorge lorsque cinq phalanges se posèrent sur ses hanches, froides et puissantes. Le squelette qui lui faisait maintenant face semblait toujours sourire, gardant au creux de ses orbites son air lubrique, et s'approcha davantage. Tétanisée, la jeune fille ferma ses énormes yeux avant de sentir le baiser glacé de la mort se poser sur ses lèvres crispées.


Lorsqu'elle se réveilla en sueur de ce mauvais rêve, saisie par l'impression de porter au cœur de son entrejambe une horrible souillure, Dorothy savait ce qui lui restait à faire : partir d'ici.

La Maison des InhumainesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant