Chapitre 16 - 4

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Encore une fois, Sir Kingslow était venu. Encore une fois, Carry s'ennuyait.

Cela faisait quelques temps qu'il venait en simple visiteur, ne prenant pas même la peine d'enlever sa veste ou ses gants. Il s'enfermait dans cette pièce avec la Chatte, se faisait servir un thé, parlait très longuement, ou bien se taisait dans un silence méditatif, l'embrassait du bout des lèvres puis partait, enfin. C'était un rituel. Et à chaque nouveau tour, un nouveau cadeau, d'abord offert avec beaucoup d'émotion et de gêne puis peu à peu laissé négligemment au bord d'une commode avant de partir, comme si l'objet lui-même savait qu'il allait échouer dans les profondeurs d'un tiroir centenaire. Voilà à quoi se limitait finalement ces entrevues : des allers-retours transparents, sans consistance ni frisson, tel des ectoplasmes relationnels qui désespéraient Carry. Son client se désintéressait d'elle et elle ne le supportait pas. Elle le voyait plonger les yeux dans le vide, entendre ses remarques sans les écouter, balbutier avec grande peine quand il s'agissait de lui répondre et finalement s'enfermer dans un silence ponctué d'onomatopées éthérées. Elle ne se sentait plus exister.

Ce jour était particulièrement intenable. Cela faisait une quinzaine de minutes que Sir Kingslow, avachi dans son fauteuil comme un homme à la dérive, se noyait dans sa propre indolence tout en triturant un mouchoir froissé entre ses doigts lents. Carry le regardait, bien plus par agacement que par intérêt. Droite sur sa chaise, les bras croisés, elle n'attendait plus rien, si ce n'était son départ, et se laissait emporter par une colère muette mais réconfortante. En le voyant ainsi, le visage figé comme un masque mortuaire, elle réalisait très progressivement qu'elle le détestait. Elle devinait en lui ce que cette maison avait de pire, l'immobilisme constant et la ressemblance des instants qui s'y succédaient, une évaporation presque immédiate de la notion du temps dans un labyrinthe d'impasses inévitables.

Alors, elle détourna le regard et passa en revue tous ces cadeaux sans signification ni importance alignés au bords des étagères, étalés en vitrine. La poussière s'était accumulée, comme pour recouvrir les objets du voile gris du deuil, si bien que Carry distinguait à peine les lettres gravées sur une boite à bijoux dont elle avait depuis longtemps égaré la clef. En outre, elle ne remarqua que maintenant que la très discrète horloge rouge, une japonerie sans valeur, s'était un jour arrêtée à quelques minutes avant minuit, digérant dorénavant ces petits automates qu'elle avait tant de fois recrachés. Le rouge-gorge, lui, n'avait pas bougé. Perché sur une branche morte dans une petite cage dorée, le bec relevé vers le plafond, il ignorait complètement la toile d'araignée qui reliait sa patte crispée à une petite figure de porcelaine naïve, un lévrier blanc enfonçant ses crocs dans le cou d'une biche toute aussi blanche, tous deux infiniment sur le point de chuter en avant. Carry soupira. Rien n'arrivait à la distraire et sa vue commençait à se brouiller face à cet amoncellement inutile d'objets quelconques.

Soudain, dans un geste quasi fantomatique, Sir Kingslow ôta ses chaussures. C'était le signal. Alors, tout se mit machinalement en place. La lumière sembla diminuer d'elle même, les bibelots furent plongés dans l'obscurité et bientôt, dans la pénombre, la cravache de Carry se hissait royalement à portée de ses oreilles frémissantes, toisant le corps nu de l'homme d'un regard indifférent. Seulement, il grinçait dans l'air, parmi les effluves de sueur et les particules de poussière, un sentiment nouveau qui n'était ni celui de l'excitation ni celui de la fierté. Face à ce dos, ces cuisses, ce fessier qu'elle semblait avoir toujours vu, Carry se laissait envahir par un filet de dégoût qui coulait de la pointe de sa queue jusqu'au creux de ses reins, long chemin pendant lequel ce flux continu se transformait peu à peu en rage sourde et brûlante. Elle ne savait plus quand tout cela se passait. Rien ne semblait plus exister. Pour elle, la pièce entière flottait dans une seule et même histoire indéterminée, figée dans un instant, certainement quelques minutes avant que minuit ne sonne. Elle ne se rappelait pas de l'avant, n'arrivait pas à imaginer un après, et avait l'horrible impression de n'avoir connu et reconnu que ce corps là, étendu à ses pieds comme un mauvais tapis. Elle était prisonnière et elle ne le comprenait que maintenant. Alors, elle frappa. C'est à peine si son visage frémit mais la cravache, elle, s'abattit brutalement sur le dos creux de sa victime et n'attendit pas son soupire d'extase pour recommencer. Elle frappa encore et encore, serrant les dents et admirant froidement les dégâts qu'elle causait. Comme les hurlements brûlants du cuir claquaient à travers cette cellule de soie, l'ébullition interne de Carry semblait déborder tout en se calmant, soulagée. Ses doigts sur le manche en tissu lui faisaient mal mais elle refusait d'arrêter ses allées et venues tant ce spectacle semblait réparer le mécanisme enraillé de la maison. Peu à peu, la pièce semblait quitter son immobilisme et regagner le cours du temps, retrouvant la tension, l'imprévu, le début et la fin. Alors parfaitement repue, Carry s'arrêta enfin, la poitrine soulevée par un halètement profond. Soudainement impuissante, les bras ballants, la cravache pendue contre la cuisse, elle était épuisée mais apaisée alors même que l'homme à ses pieds n'osait pas encore bouger, tremblotant et le dos écarlate. Elle balaya la pièce des yeux, comme pour s'assurer qu'elle était toujours dans sa chambre, et tenta de reprendre sa respiration en gratifiant un flacon de parfum d'un regard vitreux. De longues secondes s'écoulèrent dans l'immobilité la plus solennelle, le silence se voyant profané par des pas lourds et des rires aigus dans le couloir, et finalement une voix émergea, sûre d'elle :

« Dis ?»

Carry sursauta. La voix venait de l'amas blanc et rouge qui lui faisait dos, la tête toujours baissée vers la moquette. La Chatte pris un air surpris, comme si elle avait entièrement oublié son existence, et resserra la main sur sa cravache. L'homme frissonna un peu mais n'hésita pas :

« Est-ce que tu accepterais de te marier ? »

Carry ne comprit pas tout de suite, essayant toujours de savoir où elle était exactement, puis comme l'idée gagnait en clarté dans son esprit embué, elle resta interdite. Comme pour confirmer sa demande, Sir Kingslow ajouta en tournant légèrement la tête vers l'arrière :

« Avec moi ? »

La Chatte, alors même que son esprit était maintenant bien plus calme, ne savait plus quoi ressentir tant la situation lui semblait irréelle. Les yeux ronds , elle regardait la ligne du visage droit de Kingslow se dessiner sur la moquette marron mais ne savait pas quoi dire. Pourtant, immobile, l'homme semblait attendre, se tordant légèrement d'inquiétude. Alors, Carry opta pour la réponse la plus simple. Sans hésiter, elle frappa.

La Maison des InhumainesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant