Chapitre 12 - 3

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« L'établissement gagne peu à peu en popularité. On compte une trentaine de clients aujourd'hui. »

Les effluves du thé à la menthe s'élevaient en volute, se mêlant aux cristaux du lustre, imprégnant les tissus satinés de leur parfum piquant.

« J'imagine qu'ils apprécient la discrétion de l'endroit. Le calme. »

Jane donna une tasse fumante à leur visiteur alors que sa sœur tenait la sienne entre deux mains anxieuses. Le salon était inhabituellement vide, plongé dans un néant effrayant qui semblait vouloir à tout prix se remplir de vie. Dans l'immobilité des meubles de velours et des chandeliers poussiéreux, des êtres se dessinaient, statiques mais furieux. Les sièges aux pieds grinçants, les guéridons maladroits, les figures de bronze enveloppées dans des draps antiques, tous les observaient, souriant, insistant pour leur imposer leur présence. Vide, la maison n'avait jamais été aussi occupée.

L'homme, qui avait déposé son chapeau sur une console, tourna un instant sur lui-même pour inspecter les lieux :

« Vraiment, c'est un très bel hôtel. Il a un charme certain. Le temps du Music-Hall est loin pour vous, alors. »

Jane s'efforça à sourire. Le silence s'étendait, autoritaire, dans ce grand espace désert, tel un despote s'amusant à torturer ses sujets. Il hurlait, jetant aux oreilles des sœurs le moindre tintement du lustre, le moindre frottement de tissus, la moindre brise frappant les fenêtres de la maison. Les bruits les plus insignifiants devenaient les plus effrayants, et la pièce était maintenant envahie par un vacarme de murmures.

L'homme se retourna enfin vers les propriétaires :

« Mais où sont-ils tous ? Il fait un temps de chien dehors. »

Mary leva le nez de sa tasse, comme ayant préparé sa réponse dès les premières secondes de cette rencontre :

« Ce sont des touristes, le mauvais temps ne les arrête pas. »

Jane, ravie de ce mensonge, continua avec aisance :

« Oui, ils sont tous partis. »

Mais aussitôt avait-elle fini sa phrase que le parquet au-dessus de leur tête sembla crier dans un sinistre grincement, une longue plainte qui souleva le cœur des propriétaires, comme si c'était une énorme fissure qui se creusait dans le plafond, menaçant leur institution de s'écrouler. L'agent leva lentement la tête puis posa un regard interrogateur sur les sœurs, un sourire aux lèvres. Aussitôt, Jane le lui rendit, cachant du mieux qu'elle le pouvait sa nervosité croissante :

« Les femmes de ménage. »

L'homme l'observa un instant, comme amusé de cette invention de dernière minute, puis finit par hausser les épaules. Soupirant de soulagement, les sœurs allèrent glisser un disque sur le gramophone et profitèrent d'être dos à l'étranger pour s'échanger un regard de détresse. Finalement, lasse, Jane demanda en se retournant :

« Bien, dites-nous ce qui vous amène ici. »

Les sourcils de l'homme tressaillirent et il posa sa tasse fumante :

« Un député. »

Mary serra les dents alors que sa sœur affichait un visage impassible :

« Mais encore ? »

L'agent sortir un carnet et un crayon de sa veste, et le salon se transforma aussitôt en salle d'interrogation. Maintenant tout à fait sérieux, l'homme les gratifiait d'un regard froid et franc.

« Marc Pick, ça vous dit quelque chose ? »

Jane fendit l'air d'un geste dédaigneux :

« Nous ne nous intéressons pas à la politique.

- Il a disparu. »

Comme pour enrober cette déclaration, un silence laissa le doigté de Chopin danser dans la pièce, accompagné par l'insupportable crissement du crayon sur le papier. Finalement, l'agent plongea de nouveau ses yeux d'acier dans ceux nerveusement sévères de Jane, et cette dernière hausse une épaule :

« Ce sont des choses qui arrivent.

- Certes. »

L'homme referma sèchement son carnet et son sourire réapparut :

« Mais il semblerait qu'il se soit rendu dans votre établissement la nuit de sa disparition. »

Une des paupières de Mary tressaillit, sa sœur se montra une nouvelle fois indifférente :

« C'est possible.

- Vous ne prenez pas les noms de vos clients ?

- Pas toujours. »

Sentant le cœur de sa sœur battre comme un monstre dans une cage, Jane prit discrètement sa main pour la calmer, puis continua d'une voix plus sereine :

« C'est un député, n'est-ce pas ? S'il était accompagné, il n'avait certainement pas intérêt à mentionner son nom. »

Elle avala une gorgée de son thé :

« Son vrai nom, je veux dire. »

L'homme resta un instant silencieux, toujours l'air diverti par cet échange, puis haussa les sourcils pour appuyer sa question :

« Donc vous me dites que vous ne savez pas si Sir Pick est venu dans votre... »

Il se racla la gorge :

« ...hôtel, n'est-ce pas ? »

Jane, déviant un instant le regard, soupira d'agacement :

« Combien de fois voulez-vous qu'on vous le répète ? »

L'inconnu se pinça un instant les lèvres :

« Bien. »

Il rangea son carnet et fit apparaître une carte de sa veste. Cette dernière était ornée d'un Tim Wolff calligraphié.

« Si vous avez une quelconque information, prévenez-moi. »

Il la posa près de sa tasse, sur un guéridon. Il n'avait même pas touché à son thé.

« Je connais le chemin. »

Il remit fièrement son chapeau et hocha la tête :

« Mesdames. »

Sous les regards soulagés des sœurs, il se dirigea vers la porte. Mais, la poignée dans la main, il se retourna :

« Faites attention, vous avez oublié d'éteindre votre lanterne rouge ! »

Il leur sourit une dernière fois et sortit, laissant derrière lui un vide, un silence d'autant plus pesant, ainsi que deux femmes abattues. Après quelques longues secondes pendant lesquelles les sœurs semblèrent attendre qu'il revienne, Mary se hâta de débarrasser la tasse encore pleine, comme pour définitivement effacer cet homme de leur vie, alors que sa sœur, en éteignant la lanterne, ne quittait plus la porte des yeux :

« Nous sommes de très mauvaises menteuses, je pense. »

La Maison des InhumainesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant