Chapitre 13 - 1

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Matthew avait écrasé son visage contre le torse de l'Ange et s'était aussitôt endormi, figé dans une posture de gisant tant son sommeil semblait lourd. Nicolas, lui, ne dormait pas. Il n'arrivait pas, il étouffait, emprisonné sous ce corps pourtant frêle qui le clouait au matelas. Seul le point rouge d'un bâton d'encens scintillait dans la pénombre de la chambre, se démultipliant dans les miroirs, et pourtant, le jeune homme voyait sa panique prendre forme au pied du lit.

Ils n'avaient toujours pas couché ensembles, Matthew le refusait alors même qu'il payait pour des nuits entières. Il avait préféré apporter une toile, un format assez grand pour dévorer le monde entier, un chef d'œuvre avant même d'avoir été créé. Et alors, il avait peint. Furieusement, avec les gestes d'un dieu audacieux et le regard d'un vieux joaillier, il avait balafré la surface blanche par des gestes étrangement souples, possédé par une fièvre délicate. La toile étendue en face de lui, présentée comme la nouvelle page d'une grande histoire, s'y trouvait travaillée et pétrie, merveilleusement massacrée, telle une peau pâle qu'on se plaisait à griffer. Alors, Nicolas avait trouvé ça effroyable. Allongé nu sur son lit, tâchant de ne pas trop bouger, son visage s'était peu à peu assombri face à ce spectacle. Comme Matthew crevait la toile de ses couleurs, les yeux écarquillés et les cheveux ébouriffés par le talent électrique qui l'avait pénétré, l'Ange avait l'impression que c'était sa propre chair qu'on était en train de souiller dans cette magnifique violence. Il se sentait méprisé, dissimulé derrière cette contrefaçon, dominé par un art sauvage et cruel.

Matthew avait dit que l'Europe l'acclamait, que son portrait était affiché dans tous les hôtels particuliers londoniens, qu'il avait même envoyé des exquises en France pour les faire paraître dans quelques galeries parisiennes. Tout en écrasant les couleurs sur sa toile, il avait hurlé à la gloire d'un pauvre ange qui allait régner sur le monde, hissé en icône moderne, nouveau monument d'un art grandiose qui ne demandait qu'à s'étaler comme une tâche d'huile sur toutes les sphères créatrices. Il expliqua aussi que les dessins et petits portraits ne suffisaient plus, qu'un riche mécène lui avait commandé un grand format pour plaquer ce corps pâle, ce regard perçant, ce plumage sur un de ses mur. Dans un flot continu d'enthousiasme accompagnant sa folle chorégraphie, il affirma qu'il n'avait dit l'identité du modèle à personne, qu'il avait laissé planer le mystère, chuchotant parfois à quelques spectatrices timides que cet ange existait vraiment.

Maintenant, il ne disait plus rien, vide de toute force. Son œuvre était presque finie, retournée et posée contre les pieds du lit, recouverte d'un fantomatique drap blanc. Nicolas n'avait pu la voir, son compagnon le lui avait interdit, mais il avait vu dans ses yeux que ça ne pouvait qu'être diabolique. Et le tissu qui s'imposait dans l'obscurité comme une tâche fluorescente le narguait, trop fier de dissimuler la vérité, celle qui avait brûlé dans l'esprit d'un artiste fou, bien trop fou pour la laisser se consumer sans l'immortaliser. La réalité sans détour, voilà ce qui paniquait l'Ange qui s'était maintenant redressé, laissant la tête de Matthew glisser sur son épaule. Malgré l'encens qui propageait doucement ses parfums d'orange, l'odeur âcre de la peinture était toujours là, imprégnant les draps et les plumes, telle une poix gluante. Quelqu'un frottait, grattait la toile pour en sortir, comme pour annoncer une nouvelle importante. On entendait des ongles sales s'enfoncer dans la gouache et ramper sur le tableau tels des revenants en quête de leurs repères habituels. Alors, Nicolas se leva, le cœur blanc de ses ailes cloué dans le dos, et s'avança doucement vers ce monstre qui le guettait, l'insultait dans la pénombre. Sans quitter le tissu blanc des yeux, il gratta une allumette et alluma une lampe à pétrole qui se tenait sur une commode. Aussitôt, une lumière tamisée projeta des ombres tremblantes sur la surface des miroirs, transformant la chambre en gigantesque bûcher enflammé. Dans cette incandescence infernale, le corps dénudé de Matthew gisait sur l'autel de la luxure, inerte et offert, telle une voluptueuse offrande à un dieu jaloux, celui de l'art et de l'orgueil. Mais Nicolas n'y faisait pas attention. La lampe dans la main comme une arme redoutable, il scrutait l'œuvre qui semblait maintenant faire glisser sa voix entêtante à travers ce voile sale et épais. Le jeune homme, dans une posture pleine de défi, s'approcha doucement de la toile. Il finit en tête à tête avec son ennemi, frôlant le drap gras de ses doigts crispés comme s'il voulut l'étrangler, le goût amer de la peinture jusqu'au fond de sa gorge. Au bout de ses ongles, chaque pli et repli semblait résonner comme un éclat de rire, aigu et méchant, qui se brisait dans les reflets des miroirs. C'était une ultime provocation, une entêtante comptine qui se transformait peu à peu en incantation païenne, un sortilège vaudou qui s'emparait de Nicolas comme les effluves de l'encens pénétraient ses narines. Alors, dans une rage folle et mystique, il arracha le tissu de la toile, le fit voler à travers la pièce comme un vulgaire mouchoir, et se figea.

Somptueux et gigantesque, son corps s'étalait comme une cicatrice pâle sur la surface rouge d'un immense champ de rose. Les fleurs jaillissaient comme des poches de sang, éclataient sur la toile comme elles rampaient sur sa peau, crevant l'obscurité de leur violence et épousant les formes de l'Ange dont les ailes se déployaient dans ce labyrinthe de ronces. Son torse offert aux épines, maigre et perlé de taches sombres, éventrait la peinture et se jetait sur le spectateur dans un ultime battement de cœur. Le jeune homme allongeait ses bras sur chaque côté, étendaient ces pythons de chair pour mieux agripper la terre de ses doigts crasseux. Dans une ultime passion fleurie, un doux supplice, le peintre avait enfermé la réalité dans un cadre, et Nicolas en était épouvanté. Cette peinture ressemblait bien plus à sa peau que celle qui le recouvrait. Ce reflet ponctuant ces lèvres humides était bien plus réel que sa bouche tremblotante, sèche et fade. Même ses ailes n'avaient rien de ces deux tornades blanches qui surgissaient de la masse noire, douces et puissantes à la fois, parfaites. Et le visage, les yeux écarquillés dans une convulsion charnelle, les lèvres entrouvertes dans un gémissement assumé, les narines palpitantes, les cheveux emmêlés, l'expression même du désir assouvi. Rien de plus vrai ici que ce fabuleux orgasme endolori, emprisonné dans un portrait par l'innocence même. Alors, posté devant ce corps comme devant un cercueil, Nicolas fut pris par une énorme envie de pleurer. Il ne s'était jamais senti aussi vide que devant cette peinture qui vivait plus que lui. Il ne s'était jamais senti aussi monstre. Il ne s'était jamais senti aussi mort.

Et Matthew, lui, remua entre les draps, dérangé par la lumière.

La Maison des InhumainesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant