Chapitre 11 - 2

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Une fois de plus, Liz se réveilla en sursaut. Étroitement enveloppée dans ses draps comme un cadavre dans un linceul, elle sentait la sueur glisser sur sa peau comme un immense reptile. Ça lui arrivait de plus en plus : c'était une explosion, un pétard surprise qu'on lui enfonçait dans les oreilles, des couleurs qui lui éclataient en plein crâne et qui faisaient de son esprit un véritable champ de bataille. Puis, lorsque ses yeux s'ouvraient comme pour hurler, tout disparaissait, et elle restait haletante et paniquée dans son lit trempé, seule et perdue.

Elle reprit son souffle et prit le temps de se calmer, d'écouter. A l'heure où Londres commençait à se réveiller, la Maison était encore endormie, étouffée dans un silence tout puissant et plongée dans une obscurité lourde. Le temps était mort, l'espace aussi. Il n'y avait plus que du vide, du noir à perte de vue, et ces quelques rayons lumineux qui filtraient à travers les rideaux tirés, ceux de la ville sortant peu à peu de son sommeil.

Liz glissa hors de son lit, nue et tremblante, frigorifiée par ces gouttes de sueurs devenues glacées. Elle se hissa sur ses deux jambes et noua son draps encore moite autour de son torse pour s'en faire une toge. Elle sentait le parquet craquer sous ses pieds, déchirant le silence de sa petite voix, comme si la maison voulait l'interpeller. Alors, elle glissa entre les lanternes pendues, les étoffes précieuses pour enfin gagner la porte et sortir de sa chambre.

Elle ne savait pas quoi faire. Elle était épuisée mais avait trop peur pour aller se rendormir, redoutant une nouvelle implosion sous sa boite crânienne. Alors, elle s'avança dans les couloirs comme un esprit parcourant une nouvelle fois sa dernière demeure, lente et faible, caressée par la pénombre qu'elle semblait déchirer de sa silhouette blanchâtre. Elle erra dans l'enfilade de corridor, défila devant les portes de ses camarades assoupis, et se dirigea vers le salon. Puis, alors qu'elle s'apprêtait à descendre les escaliers, le bruit résonna.

C'était comme une petite explosion, comme celle qui se plaisait à la réveiller en pleine nuit, mais étouffée par la distance. Alors que ses rêves avaient changé ce son en effrayant brouhaha, il avait été beaucoup plus précis cette fois. C'était proche d'un frottement ou d'un grincement, presque un grognement aigu. Liz n'arrivait pas à savoir si ce bruit venait de quelqu'un ou bien de quelque chose, d'un objet brisé ou d'une étrange lamentation. Alors, elle décida d'écouter.

Les doigts crispés entre les plis de sa toge improvisée, elle se retourna et se figea en haut des escaliers comme une majestueuse victoire grecque, blême et immobile. Essayant d'ignorer les profonds battements de son cœur et sa respiration caverneuse, elle se concentra, la bouche ouverte et les yeux écarquillés, puis elle attendit. Auparavant, le temps était mort. Dorénavant, il n'existait plus. La maison toute entière semblait retenir son souffle, silencieuse et contemplative, alors que même l'horloge du salon s'était arrêtée dans sa course au destin. Il n'y avait plus rien, plus un bruit, plus un mouvement. Tout avait disparu, le son et la lumière, tout sauf une angoisse qui s'étirait, s'allongeait, s'enroulait pour mieux regarder cette scène dans les yeux et la changer en pierre. Le silence, l'obscurité, la peur. Puis, enfin, un bruit.

Alors, Liz s'élança. Elle s'empara de sa toge pour la soulever et elle courut en direction de ce grognement, ignorant l'angoisse qui lui tordait le cœur pour mieux se gonfler de curiosité. Il fallait qu'elle sache, il fallait qu'elle comprenne. Sans se soucier du boucan qu'elle pouvait faire, elle revint sur ses pas et se précipita à travers ce nœud de couloirs, guidée par l'écho de ce bruit sordide, comme une sourie prise au piège dans un labyrinthe. Elle tourna, se retourna, eu l'impression de parcourir des kilomètres sans s'approcher de son but, comme si les couloirs s'allongeaient au fil de sa diabolique course. Puis finalement, elle s'arrêta brusquement, à bout de souffle. Devant elle, un couloir s'étendait comme une fissure, long et étroit. Et au bout, une ombre inquiétante se dressait, celle d'une porte brunâtre au vernis craquelé, comme abandonnée. Elle n'avait ni plaque, ni numéro gravé, seulement son bois humide et ses gongs rouillés. Et Liz en était certaine : c'était d'ici que venait ce bruit.

Alors, elle s'avança, lentement, comme pour ne pas faire fuir cette porte qui semblait l'appeler. Les mains blotties contre sa poitrine, elle sentait sa peau frémir sous le drap fin, certainement à cause du parquet froid sous ses pieds nus. Mais elle n'y fit pas attention. Elle continua de marcher en direction de ce monstre silencieux, de cette gueule fermée d'où débordaient de vagues effluves nauséabonds, ceux de la mort et du sale, ceux qui font instantanément jaillirent au fond de votre gorge le goût amer de la nausée. Elle ne savait pas ce qu'il y avait derrière ce bois pourri, mais elle pouvait le sentir. C'était des cadavres amoncelés, une cascade de charognes grouillantes de larves, offertes aux rats comme aux vautours. C'était des jambes, des bras, des regards figés et absents, un mélange de corps qui appelaient à l'aide, silencieux.

Liz s'arrêta devant la porte. La puanteur était infernale, presque entêtante, alors la jeune fille essaya de l'oublier pour mieux se concentrer. Elle écouta. Le hennissement d'un cheval dans la rue, un léger courant d'air dans le couloir, les battements de son cœur. Mais rien. Rien derrière la porte, pas même un frémissement, pas même une légère respiration, seulement le bruit blanc d'un trop lourd silence. Alors, après une expiration profonde, Liz posa une main sur la poignée blanche et l'abaissa presque aussitôt. Cette fois encore, rien. Seulement un petit clic qui semblait exprimer le refus catégorique, indiquant que la porte était fermée à clef.

Presque soulagée que sa curiosité s'apaise face à cet obstacle, Liz fit un pas en arrière et s'apprêta à faire demi-tour, quelque peu frustrée. Mais il lui restait une ouverture, une ultime solution pour entrevoir la vérité, pour jeter un coup d'œil. Après une courte hésitation, la jeune fille s'abaissa et s'avança, retenant sa toge avec ses huit mains pour ne pas la laisser tomber. Elle savait qu'elle ne devait pas faire ça, qu'elle allait certainement le regretter. Mais elle colla tout de même deux de ses mains sur la porte pour placer un de ses yeux face à la sombre serrure, comme une gamine voulant espionner ses parents, le cœur soulevé par le doux parfum de l'interdit. Mais aussitôt que sa pupille fut projetée à travers ce petit gouffre, de l'autre côté de la porte, Liz se redressa et recula précipitamment, les yeux écarquillés. Une fois de plus, elle n'avait rien vu. Rien, à part un autre œil pâle qui la regardait.

La Maison des InhumainesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant