Chapitre 14 - 3

597 70 32
                                    


La silhouette de Peter s'étirait dans un coin de la chambre comme celle d'un saule pleureur, élancée mais fantomatique, une tâche fluorescente dans cette antre gothique aux meubles noirs et aux fleurs fanées. Le long manteau rouge qu'il portait – tâche de sang sur porcelaine de chine – était légèrement soulevé par une brise provenant de la fenêtre ouverte sur les lumières vaporeuses de la ville. L'Ange se tenait accoudé sur son rebord, nu et impudique, pour admirer la parade éphémère de cette lointaine liberté, ces vagues feux follets qui apparaissaient et disparaissaient à leur guise pour se griser d'une illusion mesquine, celle de l'oasis en plein désert, si réelle et pourtant inatteignable. Il frottait sa jambe droite contre son mollet gauche dans une danse discrète, aussi lancinante qu'inconsciente, tout comme ses ailes semblaient s'étreindre dans son dos et laissaient quelque fois chuter une plume ébouriffée. Peter l'éclairait de sa figure pâle, telle une lanterne ancrée dans le parquet, absorbé par l'admiration de cette cascade de chaire qui chutait devant lui pour finalement se transformer en deux vagues rondes et fermes, lui faisant alors oublier la cigarette qui se consumait entre ses doigts.

Ils ne disaient rien, bougeaient à peine. La chaleur semblait retenir leurs paroles et la pénombre en faisait de même avec leurs émotions, étouffant des tensions muettes à cheval entre la colère et le désir. Ils ne disaient rien, mais leur silence parlait pour eux, jouait avec leurs nerfs, soufflait sur les braises de la paranoïa. Chaque seconde de plus de cette immobilité maladive pouvait être une gifle ou un baiser, et seul ce refus d'agir permettait de laisser planer un doute réconfortant, la zone aveugle entre la haine et l'amour dans laquelle on aime se perdre. Mais alors, rien ne se passait.

Puis, finalement, la colonne vertébrale de l'Ange ondula comme un reptile plongé dans un bain de lait.

« Je ne sais même pas ce qu'ils pensent de nous dehors. »

Statue de marbre en décrépitude, Peter ne bougea pas alors même que les cendres de sa cigarette chutaient en pluie d'étoiles grises sur le parquet de sa chambre. Son regard carnassier n'arrivait pas à quitter cet astre lumineux qui brillait dans l'obscurité, ces deux morceaux de chair fraîche et appétissante qui tanguaient, suivaient les balancements entêtants du dos de Nicolas, telles des prêtresses dansant au cœur d'un nuage d'opium lors d'un obscur rite païen.

« Est-ce qu'on serait mieux de l'autre côté de ce mur ? »

Les cheveux de l'Ange tourbillonnèrent pendant une seconde lorsqu'une bourrasque s'engouffra dans la pièce, soufflant la faible flamme de la seule bougie allumée puis disparaissant aussitôt tel un mauvais génie retourné dans sa lampe. Alors, dissimulée derrière les arabesques vaporeuses de la fumée, les lèvres de Peter s'animèrent, statiques et pâles :

« Pourquoi te poses-tu autant de question ? »

Les épaules de Nicolas se soulevèrent doucement, accentuant les reliefs morbides que creusaient les os de son dos sous sa peau tendue. Le jeune homme resta silencieux, perdu dans son admiration rêveuse et imbécile. C'est alors le Vampire qui se réveilla de son immobilité pour aller écraser sa cigarette sur le coin d'un meuble, profitant d'un miroir pour guetter sa belle proie, n'osant pas la perdre du regard de peur d'en ressentir aussitôt le manque. Il laissa échapper un son de résiliation :

« C'est ce peintre, n'est-ce pas ? »

Il prit le temps d'ajuster son manteau, caressant avec plaisir le cuir du bout des doigts comme s'il prenait soin d'un animal encore vivant.

« C'est vrai que c'est une belle porte vers l'extérieur. »

Il se recoiffa, surveillant du coin de l'œil cette tâche blanche qui gesticulait au clair de lune, un goût de viande sur la langue.

« Mais il te faut réfléchir. Tu serais beaucoup plus vulnérable dehors. »

Aussi excité qu'effrayé, Peter se retourna, la gorge maintenant sèche malgré la salive qu'il s'efforçait à avaler. Il fit un pas, ressentant sous ses pieds nus toutes les aspérités du sol, tous les craquements du parquet antique, le cœur même de la maison. Sa voix tremblait légèrement.

« Tu n'auras plus cette sécurité. »

Il avait l'impression de s'approcher d'un abîme dangereux tant le contraste entre la blancheur de Nicolas et l'obscurité profonde de la nuit était étourdissant. Le corps de l'Ange s'imposait ici comme un éclair, un flash élancé déchirant la noirceur d'une ville endormie, un point de fuite vertigineux et inquiétant. Pourtant, poussé par le désir et la passion, Peter continua son périple à travers les affres de l'obsession.

« Tu n'auras plus d'amis. »

Les hanches de Nicolas se murent légèrement comme pour lancer un singulier signal, une provocation inattendue. La peinture, Londres, l'extérieur n'avait plus aucune importance, et Peter savait qu'il n'était plus tout seul à dompter l'animal dans les profondeurs de son être libidineux. L'Ange était rentré dans le jeu - peut-être l'était-il depuis le début et que le jeune homme, bêtement aveuglé par ces reins, ne l'avait pas saisi – mais il semblait attendre que la partie se déroule d'elle-même. Alors, appâté comme un loup agonisant, Peter s'avança davantage, si proche de son compagnon qu'il semblait déjà ressentir la douceur de sa peau au creux de ses mains.

« Et tu ne m'auras plus moi. »

Un ricanement enfantin secoua les épaules de Nicolas qui tourna la tête, laissant son profil se découper sur la toile sombre d'un ciel perlé d'étoiles. Il souriait, amusé, certainement persuadé d'être en train de gagner la partie, mais son visage disparut presque aussitôt, de nouveau remplacé par ses longs cheveux chutant en vague sur son dos houleux. Sa voix résonna, sûre d'elle :

« Si je risque de ne plus t'avoir, alors il vaut mieux en profiter maintenant. »

Les longues mains blanches de Peter agrippèrent aussitôt les hanches du jeune homme, savourant la texture moelleuse de cette chaire qui leur glissait joyeusement entre les doigts, et les deux corps finirent si proches l'un de l'autre qu'ils ne formèrent plus qu'une seule tâche pâle dans l'obscurité de la chambre, une tâche dévorée par la mer rouge du manteau. Surpris, inquiet peut-être, Nicolas avait fermé les yeux et n'osait plus respirer, la bouche ouverte sur la ville comme pour en avaler toutes les lumières. Ce n'était pas Peter dans son dos, c'était une présence animale, une bête à la langue pendante et aux griffes rapaces, un monstre de pleine lune. Nicolas sentait son souffle frapper sa nuque dans un ouragan fiévreux, son flaire s'aventurer dans ses cheveux pour y trouver ses repères, ses ongles s'enfoncer dans sa peau pour y marquer son territoire, et seul les battements de son cœur, frappant une de ses ailes de leur cadence effrénée, semblaient pouvoir contrôler tout cela. 

Alors qu'il entrouvrait les paupières sur un amas de rue brouillé par une fine pellicule de larme, L'Ange posa une main sur la cuisse de son ami mais ne le repoussa pas, maintenant emporté dans ce tourbillon d'effroi et d'impuissance auquel il était inutile de résister. Cette peur le plongeait dans une frénésie incompréhensible, une passion brûlante pour laquelle il aurait pu se faire éventrer, et il laissa la langue visqueuse de son amant se balader impudiquement sur son cou tendu, comme pour préparer un terrain encore vierge. Alors que la main gauche de Peter venait s'imposer sur sa gorge, puis sur son menton pour le garder fermement soulevé, Nicolas ne put retenir des frissons d'exaltation, se dévoilant totalement à la ville éteinte, témoin muet de ses gémissements macabres. Alors, entre deux souffles saccadés, la voix de l'Ange se glissa hors de sa bouche pour ramper jusqu'à son compagnon :

« Dévore-moi. »

La figure animée par un rictus satisfait et un regard nébuleux, Peter poussa un grognement et ouvrit lentement la bouche avant de la précipiter sur le cou de son amant, refermant violement sa gueule de chien affamé sur cette viande crue. L'Ange se raidit en étouffant un hurlement au creux de son orgasme, noyé dans ce paysage de fumée sombre, caressé par le fluide chaud qui coulait sur son torse, puis finit par s'écrouler de fatigue sur le rebord de la fenêtre.

Quelque peu dérouté, le visage encore déformé par la violence animale, le Vampire se redressa en s'essuyant les lèvres, admira avec émotion ce corps inerte penché sur le vide d'une ville endormi, et prononça sans que Nicolas ne puisse l'entendre :

« C'est comme ça que je t'aime. »


La Maison des InhumainesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant