Frôlant le rose pâle des corps nus, rejetant le noir grave des silhouettes masculines, une tâche blanche dégoulinait d'un divan feutré, visqueuse et fébrile, et s'affichait sans pudeur au cœur des couleurs sombres et enchevêtrées qui illuminaient le salon. Peter, dénudé, gisait sur d'énormes coussins brodés, une main posée sur sa poitrine, une autre pendante dans le vide. Son regard plongé dans l'au-delà, vitreux et perplexe, essayait de percer un épais brouillard.
Autour de lui, il sentait la maison tanguer et se renverser, envahie de craquements comme la cale d'une galère en pleine tempête, flottant bientôt dans une marée d'eau tumultueuse. Sous la carcasse brûlante de son crâne, le vent s'engouffrait en trombes, brisant portes et fenêtre, emportant rires et mouvements pour venir les fracasser contre son cerveau fiévreux, et comme ses doigts frôlaient son torse moite, il sentait une chaleur étouffante irradier de sa peau habituellement si glaciale puis le ronger de l'intérieur. Perdu, plus que jamais seul avec son propre corps, il tenta de se redresser pour mieux observer les alentours, s'agrippant aux fragments de réalités qui menaçaient de lui glisser entre les doigts. Dans la lumière diffuse des lanternes qui lui sembla incroyablement vive, il devina un mélange abstrait de formes et de couleurs mouvantes, un monstre pitoyable qui évoluait autour de lui sans même le remarquer, un monstre aux contours flous et aux voix distordues. Entre ses paupières plissées, il surprit la cuisse de Liz glisser sous la main poilue d'un homme quelconque, une main attentive qui se crispa lorsque le rire aigüe de Carry explosa dans un carnaval ocre et vermillon, accompagné par le fort parfum de fleur d'orange qui suintait de la poitrine de Jane en grosses gouttes bruyantes, puis tout se mêla de nouveau dans une seule et même ruée violente faite de bouts de jambes, d'épaules, d'eau de rose et de cris de joie, de haut de forme et de parapluie ruisselants. Peter ne pouvait alors se contenter que de l'essence des choses, l'éclat d'une lumière, la direction d'un mouvement, le contraste entre deux couleurs, diminués dans leur représentation la plus primaire et enroulés sur eux même comme une énorme et illisible boule de laine rêche.
Puis une forme globuleuse vint s'extraire de cette masse insensée et s'approcha en flottant comme une nébuleuse éclatante. L'apparition, vague et auréolée, semblait vouloir lui tendre les bras. Peter se concentra. Alors que la vapeur blanchâtre se précisait, deux grandes formes élancées de dessinèrent à ses côtés telles d'énormes défenses d'ivoire, immenses et menaçantes. Comme le spectre n'était plus qu'à un mètre de lui, une voix familière et douce émergea de son cœur de brume :
« Peter ? Qu'est-ce qu'il y a ? Tu ne te sens pas bien ? »
Dans une soudaine couronne d'étincelles et un triomphe de chœurs silencieux, le visage inquiet de Nicolas apparut dans les plis et replis de ce nuage indistinct. L'Ange, dont les traits semblaient se préciser de temps à autre, s'agenouilla au pied du divan alors même que l'apocalypse de formes vibrantes et tourbillonnantes se dessinait toujours derrière lui. Peter, plissant davantage les paupières et serrant les dents, arriva à saisir quelques détails photographiques de ce corps crispé ; l'angle de son cou, le creux de son aine plongeant derrière un pantalon en cuir blanc, le rouge vif de sa lèvre inférieure qu'on venait de mordre un peu trop fort. Il essaya de sourire.
« J'ai seulement besoin d'un peu de sang. »
Des sillons sombres se creusèrent sur le front saint de Nicolas. Dans un long soupire, le jeune homme plongea un bras dans le dos du Vampire pour le redresser, posa son autre paume sur son ventre pour en sentir toute la fièvre, puis colla sa bouche à l'oreille tremblante de son amant.
« Quoi qu'il arrive, je serais là. Toi, moi, et notre sang. Quoi qu'il arrive, nous sommes ensembles. »
Les yeux de Peter se fermèrent un instant alors que ses lèvres remuaient amoureusement :
« Ensembles...
— Peter ?
— Je serais là tu sais...
— Tu as un client Peter... »
Les paupières du Vampire se soulevèrent lourdement et ses yeux plongèrent leur iris brouillés dans les cheveux de Nicolas, des cheveux interminables et scintillants qui se déployaient sur ses épaules nues. Derrière cette splendeur blonde et blanche, une longue silhouette noire se dressait comme un arbre mort, les branches croisées sur sa poitrine. A peine Peter l'avait-il remarqué que la vague d'obscurité s'avançait vers lui, éclipsant alors son ange et lui tendant une main raide. Le sourire débile du jeune homme s'accentua et dans un effort douloureux, il s'empara de la poigne sèche. Alors, il se leva, le dos perlé d'une sueur acide, puis, soutenu par cette solide ombre sans visage, il s'éloigna de Nicolas, monta lentement les escaliers, et gagna sa chambre, à bout de souffle mais toujours souriant. Seulement, lorsque la porte se referma sur son client, il ne put s'empêcher de s'écrouler sur son lit, faible, grelotant, totalement offert mais impuissant.
L'homme, dont il ne se rappellerait qu'à peine le lendemain, n'en parut étrangement pas insatisfait.
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La Maison des Inhumaines
Misteri / ThrillerSulfureuse, hypnotique, inquiétante, la Maison des Inhumaines est le secret le mieux gardé de Londres. Entre vice et passion, cette maison-close enveloppée de mystère exhibe les prostituées les plus affreuses de la capitale, livrant aux clients ses...