Cela faisait maintenant deux semaines qu'Alice croupissait dans sa caravane comme un cadavre au fond d'un puit. La troupe n'avait cessé de voyager, avançant lentement à travers les banlieues londoniennes tel un cortège funéraire étrangement coloré, et tout ce que la jeune femme pouvait saisir de cette inlassable marche, c'était le bruit cahotant des roues sur les chemins boueux et la lumière grise qui filtrait à travers le bois humide. Le soir, du pain et une assiette de nourriture sans goût lui étaient apportés, puis on laissait la porte de la roulotte ouverte pendant quelques minutes. Alors, Alice admirait. Après avoir rampé dans l'obscurité de ces planches gorgées de sueur, les doigts crispés sur un ventre meurtri, elle réapprenait à aimer ce que cette porte ouverte pouvait lui offrir. Les nuances de couleur qui se dessinaient dans les ombres projetées sur le sol de sa caravane, l'odeur étouffante du feu de bois qui semblait la prendre par la gorge, le vent frais qui domptait ses migraines en lui caressant le front, mais aussi cette foule de figures grossières qui traversait le paysage sans se soucier d'elle, comme des pantins inanimés aux visages peinturlurés. Et dans ce malheureux répit proche de l'extase sensorielle, l'idée de pouvoir fuir ne l'avait jamais frôlé, comme si cet extérieur n'était pour elle qu'un mirage.
Puis un soir, quelque chose changea. Alors que le cirque se figeait une énième fois dans sa course à travers champs, une fièvre sembla envahir la troupe. Dehors, on s'activait, on courrait dans tous les sens, on criait dans un chaotique carnaval d'insultes et de sueur. Dans l'étroit rectangle de sa porte ouverte, Alice vu défiler des animaux épuisés, des clowns empressés et toute une foule d'individus qui accouraient comme des petits soldats sur un champ de bataille, les manches retroussées et les poings serrés. Bientôt, la violente fanfare des coups de marteau résonna tel un cri de guerre mécanique et métallique, faisant battre le cœur du chapiteau dont le tissu ciré commençait à claquer au vent, sévère. C'est alors qu'une silhouette se dessina dans la porte. Traçant une ligne noueuse dans le lit de lumière, elle écorchait le paysage de sa morphologie fragile, sur le point de se briser comme un bout de bois sec. Des mains s'extirpèrent de cette ombre pour venir attraper les bords de l'encadrure, tels d'effroyables grappins aux doigts crochetés de griffes animales, puis c'est toute la masse sombre qui se hissa mollement dans la roulotte avant de rester un instant debout, figée dans une posture d'épouvantail. C'était la femme qu'Alice avait croisé à son arrivée ici, aux côtés du propriétaire.
Elle était d'une maigreur douloureuse. Etroitement allongé, tout son corps croulait sous la masse étouffante de sa robe surchargée, comme perdu dans une tempête de soie déchirée, alors que des mains surgissaient de ce labyrinthe rougeâtre pour étendre leurs os vers le sol. Son visage pâle semblait apparaitre dans le sombre nuage de ses cheveux bouclés, tel un soleil fatigué de trop briller. Ses yeux, entourés par les hématomes de l'épuisement, étaient ternes, abîmés d'avoir trop regardé, alors que sa bouche, petite, sèche, semblait faite pour rester fermée à tout jamais.
Après avoir observé Alice de son regard vide, la femme s'avança d'un pas lourd, faisant sonner la masse impressionnante de bijoux qui lui cernait les poignets comme pour la retenir de trop bouger. Puis elle s'arrêta en face de la femme à barbe et se courba pour mieux l'observer, laissant ses pupilles valser sur ces deux flaques de lait, silencieuse. Alice n'osait pas bouger, impressionnée par cette inconnue effroyablement calme, alors même que la paroi de planches rugueuses contre laquelle elle se trouvait avachie s'accrochait à sa peau. Après quelques instants d'inaction pendant lesquelles leurs souffles chauds se mélangèrent dans cette ambiance moite, la femme avança une de ses mains près du visage tremblant d'Alice et effleura sa tempe dans une froide caresse pour glisser une de ses mèches de cheveux derrière son oreille.
« Tu vas bien ? »
Ses lèvres avaient à peine bougé. Sa voix avait pourtant surgit de sa lourde poitrine pour venir se glisser dans le bois craquant de la caravane, douce et haletante, chaude. Alice, tétanisée, ne répondit pas, plongée dans ce regard sans fin, cet abîme enneigé. Alors, la femme se redressa.
« Le voyage a été long, nous nous sommes perdus en chemin. Mais nous avons enfin trouvé un endroit où rester pour l'automne. »
Elle se retourna pour jeter un regard à l'extérieur. La troupe s'activait toujours, déplaçant poutres et accessoires, pataugeant dans les feuilles mortes.
« Nous sommes quelque peu loin de Londres mais c'est entouré de villages, nous devrions avoir pas mal de spectateurs. »
Dans un gémissement de douleur, la femme à barbe se redressa légèrement, les bras meurtris par les échardes. L'inconnue soupira et s'accroupit à ses côtés.
« Comment va ton ventre ? »
En sueur, Alice avala sa salive.
« J'ai mal. »
La femme hocha la tête, compatissante.
« Je m'en occuperais, j'ai quelques bases en médecine. »
Elle posa doucement sa main droite sur le ventre gonflé de la jeune femme.
« Tu sais à quel mois tu en es ? »
Alice resta silencieuse, pleine de honte.
« Ce n'est pas grave. »
L'inconnue se releva dans quelques craquements sordides puis aida sa nouvelle collègue à en faire de même, la laissant s'appuyer sur le mur pour garder son équilibre.
« Je vais t'accueillir dans ma roulotte en attendant de te trouver un endroit décent pour dormir. On a besoin de redonner cette caravane aux dromadaires de toute façon. »
La voix secouée par la nausée, Alice demanda, la tête baissée et les yeux fermés :
« Comment est-ce que vous vous appelez ? »
Un sourire s'étira sur le visage de l'étrangère, creusant davantage ses joues et donnant à ses yeux un éclat particulier.
« Tout le monde m'appelle Esméralda ici, je suis voyante. »
Elle lui fit signe de la suivre alors qu'elle se dirigeait vers l'extérieur.
« Tu as besoin de quelque chose en particulier ? »
Alice, tout en s'avançant, leva la tête vers la femme qui se trouvait maintenant sur le seuil de la caravane.
« Vous avez de l'opium ? »
Esméralda ne se retourna pas mais la jeune femme savait que son sourire s'était allongé. Silencieuse, la voyante l'attrapa par la main pour l'aider à sortir de cette étouffante prison, puis glissa son bras au-dessus de ses épaules pour la soutenir.
Magnifiée par les derniers rayons de soleil, l'ombre du chapiteau surplombait maintenant le monde minuscule des caravanes de sa peau lacérée, et seule la lune semblait arriver à la couronner. Alors, la nuit tomba.
VOUS LISEZ
La Maison des Inhumaines
Mystery / ThrillerSulfureuse, hypnotique, inquiétante, la Maison des Inhumaines est le secret le mieux gardé de Londres. Entre vice et passion, cette maison-close enveloppée de mystère exhibe les prostituées les plus affreuses de la capitale, livrant aux clients ses...