Chapitre 9 - 3

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Le bureau des siamoises n'avait jamais été aussi sombre. L'obscurité semblait vouloir prendre l'endroit d'assaut et les lanternes orientales peinaient à éclairer les coussins laissés à l'abandon à chaque coin de la pièce. La pénombre laissait les fantômes de l'imagination prendre le dessus et les ombres s'étendaient entre les étoffes comme pour servir de cachette à quelques discrètes créatures fantasmagoriques.

La salle semblait aussi plus étroite qu'à son habitude et Alice avait l'horrible impression d'être sur le point de se faire enterrer vivante. Assise devant le bureau comme une coupable à un procès inéquitable, elle sentait le plafond tendu de tissus peser sur son esprit comme s'il avait remplacé son propre crâne, tout comme les murs semblaient doucement se resserrer pour l'étouffer. Il flottait une odeur écœurante d'orange séchée qui lui collait à la peau tant la température était moite, et un disque tournait infiniment dans le vide du gramophone, arrachant des crépitements sordides à l'appareil. Alice en était persuadée : la pièce tout entière lui en voulait.

Jane la toisait de son habituel regard impassible alors que Mary n'arrivait pas à retenir des soupirs de gêne, tentant en même temps de lutter contre un tressaillement nerveux du sourcil droit. Après un silence tendu, la brune fit craquer son cou dans un long geste de soulagement puis étendit ses doigts sur le bureau :

« Nous n'avons rien contre le meurtre. »

Alice, sentant son stresse légèrement diminuer, se redressa pour prendre la parole mais Jane ne n'en lui laisse pas l'occasion et continua aussitôt :

« C'est une solution simple à un problème qui ne l'est généralement pas. »

Puis elle sourit en joignant les deux mains :

« Mais sais-tu qui tu as tué ? »

Alice leva la tête, perplexe. Le rictus de Jane donnait à son visage un air davantage effrayant que lorsqu'elle restait sévère et cela ne plaisait pas à la jeune femme. Elle ignorait quelque chose, quelque chose d'important, de grave, quelque chose qui faisait jubiler cette vipère, et ça l'inquiétait. Perdue, elle ouvrit la bouche mais resta silencieuse, ne sachant pas quoi répondre. La siamoise lâcha un petit rire de victoire, comme fière d'avoir trouvé un point problématique dans cette histoire :

« Il faut toujours savoir à qui on a à faire lors d'un meurtre, Alice. »

Son sourire disparut soudainement, laissant retomber la peau ridée de ses joues comme on fermerait le rideau d'une scène de théâtre :

« Et à cause de toi, la maison a le meurtre d'un député sur le dos. »

Le ton satisfait avait laissé place à une voix froide et agressive. Impressionnée, Alice resta immobile, se concentrant pour ne pas dévoiler sa nervosité. Finalement, après avoir profondément respiré, elle haussa les épaules :

« J'ai tué un violeur, c'est tout ce que je sais. »

Mary, comme pour calmer sa sœur, intervint en hochant la tête :

« Nous le savons.

— Mais crois-tu vraiment que l'on puisse tolérer cela ? Bientôt, nous aurons des enquêteurs sur le dos, tout Scotland Yard, puis les journalistes. Et la clientèle aura peur, elle ne viendra plus. »

Jane fit une pause, comme pour laisser planer un silence sordide. Elle se laissa lentement retomber sur le dossier de son fauteuil, s'enfonçant dans la pénombre comme un prédateur rentrant dans sa grotte, puis elle s'exclama doucement :

« Alice, qu'as-tu fait ? »

La prostituée ne répondit pas. Elle savait que cette femme essayait d'ouvrir son torse pour le gaver de culpabilité, fixant sur elle un regard étrangement désolé, mais Alice devait résister, la tête haute et le torse droit. Elle devait tout ignorer, la puanteur ambiante, les crissements du tourne-disque, les frissons de Mary, elle devait tout ignorer et garder sa dignité. Haussant une nouvelle fois les épaules, comme pour prouver qu'elle ne baissait pas sa garde, elle tenta de narguer ses propriétaires d'une voix froide :

« Qu'est-ce que vous pouvez me faire de toute façon ? »

Aussitôt, Mary poussa un soupire et détourna le regard, habitée par une forte envie de s'enfuir. Au fond d'elle, Alice sentit un germe d'espoir éclore. Elle savait qu'elle allait gagner ce bras de fer, elle savait que rien ne pouvait lui arracher ce petit brin d'honneur qui lui restait.

« Un homme viendra te chercher dans cinq minutes. Tu vas travailler dans un cirque. »

Rien, sauf ça. Alice se figea, paralysée. L'espoir s'enfuit soudainement de sa poitrine, éclatée par cette voix sèche et directe, et elle plongea un regard stupéfié dans celui suffisant de Jane. Sur le silence de ses peurs, le disque semblait pendre un malin plaisir à faire ses tours, encore et encore, pour envahir ses pensées de déchirements sordides, jusqu'à hanter son cœur qui dérailla et chuta dans le vide de son estomac. Finalement, d'une voix ébahie, Alice demanda simplement :

« Vous me donnez ? »

Jane fut secouée par un rire silencieux et sans joie, un rire de dédain qui ne semblait même pas l'amuser :

« Non, on te vend. »

Elle était là, la rupture. Elle était là, la griffe qui s'introduisait dans le torse de la jeune fille pour lui arracher sa dignité et ne lui laisser que l'amertume et la colère. Elle était dans cette phrase, la cruauté. Alice secoua vivement la tête :

« Vous ne pouvez pas faire ça, ce n'est pas juste. Ce n'est pas moi qui l'ai tué. »

Cette fois, Jane sourit :

« Tiens donc ? »

Prise dans le tourment d'une soudaine angoisse, Alice se leva vivement, secouée par des sanglots sans larmes :

« Ce n'est pas moi, je vous le promets. C'est Peter, c'est lui, ce n'est pas moi ! »

Mary ferma les yeux et plongea son visage dans la paume de sa main, désolée. Jane afficha une moue ironiquement désapprobatrice :

« Tu es même prête à dénoncer tes amis ? Oh, Alice, tu me déçois. »

La prostituée secoua de nouveau la tête, totalement désorientée, mais ne sut quoi répondre. La pièce autour d'elle semblait s'effondrer et à travers le fracas de sa mauvaise conscience, elle arriva à distinguer la voix de sa propriétaire :

« Tu voulais endosser toutes les responsabilités, alors fais le jusqu'au bout. »

Alice retomba sur le siège, prise par des sueurs froides et une forte nausée. Haletante, elle releva la tête vers les siamoises. D'abord silencieuse et abattue, elle finit par demander :

« Combien est-ce que je vaux ? »

Mary essaya d'intervenir pour empêcher sa sœur de répondre mais cette dernière fut plus rapide :

« Assez pour un nouveau lustre de cristal. »

Le regard plongé dans l'obscurité, assise comme une vieille poupée brisée, Alice haussa les sourcils :

« C'est beaucoup.

— Pas tant que ça. Deux pour le prix d'un. »

Les yeux de la jeune fille revinrent aussitôt sur Jane :

« Comment ça ? »

Dans un dernier crissement, le disque arrêta sa sempiternelle valse et un silence inquiétant enveloppa la scène. Après une brève vague d'hésitation, les sœurs se regardèrent d'un air entendu, puis Mary se pencha en avant, mal-à-l'aise. D'une voix douce, elle expliqua le plus simplement possible :

« Alice, tu es enceinte. »   

La Maison des InhumainesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant