Chapitre 11 - 3

490 90 16
                                    


C'était un petit livre recouvert de cuir tendu. Il semblait usé, lu et relu, comme victime d'une obsession. Ses pages étaient baignées d'une jolie teinte jaune, certaines étaient froissées, prouvant que le temps avait fait son œuvre. La couverture, étendue de sang, exhibait en caractères gothiques tout le faste du bouquin, La Bible tissée de fil d'or. Mary tendit sa main et caressa les lettres du bout des doigts, dans une étrange contemplation pleine de nonchalance. Sa sœur jeta un regard à l'ouvrage et soupira en s'accoudant au bureau :

« Qu'est-ce que tu veux qu'on fasse de ça ? »

Dorothy, assise devant les siamoises, resta un instant muette. Elle essayait de se contrôler mais sa nervosité se lisait dans son énorme regard, ses pupilles valsant par à-coups sur ces deux grandes étendues blanches, alors que ses mains semblaient vouloir s'entretuer sur ses cuisses. Finalement, elle prit une aspiration et demanda :

« Vous n'êtes pas croyantes ? »

Jane haussa les épaules :

« Qu'est-ce que ça peut te faire ? »

Du bout de son index, Mary ouvrit la bible à une page aléatoire et l'observa comme s'il s'agissait d'un animal rare. Sa sœur sortit un verre d'un des tiroirs du meuble et fit glisser une bouteille de whisky jusqu'à elle :

« On est dans un bordel ici, pas à Westminster. »

L'alcool emplit le verre, la bouteille fut aussitôt rangée. Dorothy leva les yeux sur les propriétaires, ouvrit la bouche mais hésita encore quelques secondes, puis finit par prendre la parole :

« Je pense qu'il nous faut un prêtre. »

Mary referma le livre et releva la tête en haussant les sourcils. Sa sœur, une main enroulée autour de son verre, gratifia son employée d'un regard inquiet. Un silence perplexe s'installa, menaçant de se briser à coup de rires nerveux. Après quelques secondes, Jane s'exclama :

« Tu plaisantes ? »

Elle vida son verre avant même d'avoir entendu la réponse de la prostituée. Cette dernière se redressa :

« Non, nous faisons un métier compliqué, nous en avons besoin. »

Jane se tourna un instant vers sa sœur, cherchant un quelconque soutien, puis continua d'une voix ébahie :

« Nous... Vous êtes des putains !

— Ce sont dans les lieux les plus sombres que Dieu a le plus de travail. »

Mary s'appuya calmement sur le dossier de sa chaise :

« Dieu n'est pas aussi bon que vous le pensez. »

Dorothy tressaillit :

« Il peut nous aider... »

Jane se pencha au-dessus du bureau, vers son employée :

« Mais est-ce qu'il veut vous aider ? »

Un léger sourire se dessina sur ses lèvres et disparut presque aussitôt :

« Regarde comment il vous a fait... Un être aussi cruel peut-il vous aider, Dorothy ? »

La jeune fille détourna le regard et soupira. Ses cornes recommençaient à lui faire mal. Elles semblaient devenir de plus en plus lourdes, comme remplies de plomb. Mary saisit son nouveau porte-cigarette qui reposait encore dans son lit satiné, une petite boite gravée. Une lourde fumée grise ne tarda pas à s'élever parmi les lampes à huile. La femme rangea sa boite d'allumette :

« Ta langue te fait encore mal ? »

Dorothy ne répondit pas, fermant les yeux pour mieux faire disparaître la douleur qui jaillissait au creux de sa cervelle. Finalement, elle fronça les sourcils, agacée :

« Vous ne vous sentez jamais coupables ?

— Pourquoi ? »

Jane, les deux bras sur le bureau, semblait aussi désorientée que vexée :

« Pourquoi est-ce qu'on devrait se sentir coupables ? »

La prostituée ouvrit ses paupières et plongea ses yeux bleus dans ceux sombres de la siamoise :

« Tout le monde se sent coupable de quelque chose, tout le monde a déjà péché.

— Nous ne sommes pas mauvaises.

— Comment pouvez-vous en être sûres ? »

Le regard de Dorothy se tourna vers Mary, emprisonnant dans son reflet la luciole incandescente qui volait au bout des lèvres de la propriétaire. Cette dernière semblait soucieuse, mordillant sans s'en rendre compte le bout de son porte-cigarette. La jeune fille demanda alors d'une voix faible :

« Avez-vous votre place au paradis ? »

Jane leva les yeux au ciel en soupirant, un filet d'inquiétude s'immisçant dans son souffle. Dorothy continua :

« Ne voulez-vous pas racheter votre âme ? »

Mary laissa retomber sa main gauche sur la bible, frissonnant au contact du cuir froid, l'air étourdie. Ses lèvres s'entrouvrirent autour de la tige métallique :

« C'est d'accord pour le prêtre. »

Sa sœur porta une main désolée à son front :

« C'est impossible, aucun prêtre n'acceptera de venir ici ! »

Dorothy, s'efforçant de garder son calme face à cette victoire inattendue, annonça simplement en se redressant :

« Moi j'en connais un. »


La Maison des InhumainesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant