Chapitre 14 - 2

443 70 12
                                    

            Les sœurs avaient transformé un coin du vaste salon en confessionnal de fortune, une bulle secrète bien plus close que la maison elle-même, le paroxysme de l'intimité au sein de ce qui était déjà le trou noir de Londres. C'était à l'origine un espace légèrement à l'écart de l'agitation nocturne du bordel, un recoin replié sur lui-même et qui ne semblait s'ouvrir qu'aux initiés. Grossièrement dissimulé derrière un paravent japonais, il était alors mis à disposition des joueurs de poker qui ne voulaient pas être dérangés par les prostituées pendant leurs parties, n'acceptant leur compagnie qu'en cas de victoire désespérée de peur qu'elles ne leurs portent malchance.

A la demande du prêtre, la table poisseuse d'alcool et de sueur avait été enlevée mais quelques cartes à jouer jonchaient encore le sol tels des cadavres sur un champ de bataille, piques et cœurs plantés entre les lames du parquet, rois et reines abandonnés dans la colère de l'échec, ultimes victimes d'une dynastie vouée à se faire piétiner. Seules deux chaises avaient été laissées ici, bancales et dépareillées, alors que les sœurs n'avaient trouvé qu'un morceau de dentelle noire pour les séparer, un tissu si transparent qu'il n'aurait pu garantir l'anonymat si ces quelques mètres carré n'étaient pas plongés dans l'obscurité la plus totale grâce à de lourds rideaux rouges d'une telle obscénité que tout ce qu'ils dissimulaient devenait suspect. Saturée par l'odeur entêtante de la lessive mêlée à celle du vinaigre, croulant sous une atmosphère humide et suffocante, ce confessionnal n'avait rien du calme spirituel que demandait le pardon divin et semblait plutôt s'élever au cœur d'une lingerie encombrée.

C'est certainement pourquoi le père Pastwell poussa un soupir résigné lorsque le rideau se referma sur son visage contrarié, l'isolant pour de bon avec Dorothy, la pénombre et l'âme omniprésente de cette maison qui arrivait à s'immiscer jusqu'au cœur d'une foi pervertie, planant comme un vautour au-dessus de leurs têtes. Personne n'osa parler, préférant laisser la parole aux craquements sinistres du parquet pour accompagner l'étourdissement de mer agitée que provoquaient les effluves chimiques, transformant le silence en calme voyage dans la cale d'un navire. Dorothy tourna la tête vers le prêtre – seule une vague de tissus froissés et une légère lueur déposée au creux de son énorme regard en témoignèrent – mais resta silencieuse, la bouche scellée entre la tension et la lamentation. Le temps était suspendu, l'espace avait perdu ses repères. Cet étroit recoin semblait plongé dans l'immobilité moite d'un pauvre purgatoire, une cabine de sans-abris décorée de deux mannequins de cire menaçant de s'effondrer sous le malaise, et seul le souffle d'un mysticisme de foire arrivait à gonfler les rideaux rouges pour en faire battre le cœur puant.

Alors, c'est le prêtre qui céda en premier. Sa nuque craqua lorsque sa tête bascula en avant :

« Je pensais pas vous retrouver ici, mon enfant. »

Dorothy ne répondit pas, la voix encore éteinte par cette éternelle asphyxie d'hésitation, paniquée à l'idée de refermer cette porte dérobée pourtant si évidente.

« Et je ne m'imaginais pas l'ampleur de vos problèmes. »

La jeune fille soupira. La luciole pâle de son regard disparut un instant sous l'étendue nocturne de ses paupières puis ses poumons excitèrent ses braises vocales pour qu'elle puisse expirer une phrase, à peine un chuchotement, au travers du labyrinthe de dentelle qui lui faisait obstacle :

« Vous ne les imaginez toujours pas... »

Désolé, le religieux prit le temps d'humecter ses lèvres puis se redressa dans un grincement de bois pourri, manquant de chuter de sa chaise.

« Dieu sait reconnaître les siens, avec ou sans cornes... N'est-ce pas ?

- Vous ne comprenez pas. »

Dorothy parlait maintenant en direction du prêtre et son souffle chaud soulevait légèrement le tissu sous le poids de sa détermination :

« J'ai besoin de vous ! »

Le père Pastwell sembla se redresser davantage, maintenant tout à fait droit et sévère, gonflé d'adrénaline par la détresse qui se dégageait de cette dernière exclamation. Il affirma d'une voix franche et solide :

« L'église sera toujours là pour vous.

- Alors vous devez me sortir de cet enfer. »

Dorothy avait tâché de ne pas s'emporter, alors même que son cœur battait la chamade. Ca n'avait été ni une prière, ni un ordre, mais plutôt l'exposition neutre d'une certaine logique, une affirmation objective qu'on ne pouvait réfuter, une banale explication. Cela n'avait pour autant pas suffit à convaincre le prêtre :

« Vous ne savez pas ce qui pourrait vraiment vous attendre en enfer. »

Une main refermée sur son alter-ego pour canaliser toute son impatience, la prostituée s'efforçait de rester hiératique alors que de discrets sanglots d'empressements commençaient à s'immiscer dans ses phrases :

« Je sais ce qu'est l'enfer. C'est ici. Je ne suis plus moi-même, je sens le vice ramper partout entre ces murs. Je le sens mais je ne peux rien faire, je suis impuissante toute seule. J'ai besoin de quelqu'un de confiance pour m'extirper de cet endroit et pire encore, pour extirper cet endroit de mon corps. Puis-je avoir confiance en vous ? »

Le prêtre resta silencieux, enfermé dans une méditation mélancolique, n'osant pas tourner son visage vers sa voisine. Celle-ci gardait ses yeux, ses deux énormes yeux, plongés dans la vaste étendue ensanglantée qui lui faisait face et se reflétait dans ses pupilles en pétales de coquelicot. Etouffant un soupire dans un raclement de gorge, le père Pastwell faiblit et se courba légèrement.

« Mon enfant, je n'ai que la foi pour...

- Je vous en supplie, prenez moi avec vous ! »

Aucune larme scintillante, aucun tremblement excessif, aucun effondrement physique inattendu. Le corps de Dorothy avait réussi à contenir ses émotions débordantes mais sa voix venait de trouver une faille, une étroite fissure dans ce mur de brique pour pouvoir exploser, et le prêtre en fut surpris. Maintenant totalement tourné vers sa fidèle, aveuglé par l'obscurité mais guidé par son rythme cardiaque, il prit une inspiration comme pour mesurer toute la gravité de ses paroles :

« Je reviendrais, ne vous inquiétez pas. Je vais vous aider. »

Alors même que Dorothy n'avait pas bougé de son observation paniquée du tissu rouge, ses doigts semblaient s'être cramponnés au rideau de dentelle dans un geste de supplication tant sa demande éplorée respirait la misère, le besoin et l'angoisse. Etourdi, le père Pastwell balaya l'obscurité d'un signe de croix maladroit et se leva avec difficulté pour fuir ce face à face toxique. Il ouvrit péniblement le rideau et affirma d'un ton miséricordieux avant de partir :

« Je demanderais au Seigneur d'en faire autant. »

La Maison des InhumainesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant