Chapitre un

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Depuis que je suis enfant, j'ai toujours eu une étrange fascination pour les orages. Voir le ciel bas et sombre, entendre le tonnerre gronder, tenter d'apercevoir les flashs des éclairs et leur bruit assourdissant, tout cela me rend depuis toujours étrangement euphorique.

En cette journée pluvieuse, je ne peux que constater que ce n'est désormais plus le cas. J'ai beau regarder à travers la fenêtre la cour de l'Académie balayée par un vent violent et une pluie torrentielle, je ne ressens pas une pointe de la joie qui m'habitait quand j'étais petite et que j'entendais les premiers craquements d'un orage. Je n'arrive même pas à me souvenir ce qui me procurait un tel sentiment à l'époque dans le fait de voir le ciel déverser violemment sa colère.

Contempler un orage ne me fait plus penser qu'à une seule chose, aujourd'hui. Une seule et unique chose, qui tourbillonne sans arrêt dans mon esprit.

Rien n'est plus comme avant.

Un sourire ironique me monte aux lèvres. Dire que rien n'est plus comme avant est un doux euphémisme. Ça ne décrit même pas le tiers de ce qui a pu changer en trois mois. Abrutie par mes pensées moroses, je n'écoute même pas le cours qui se déroule sous mes yeux. La page blanche devant moi me nargue ; je n'y ai rien écrit en quarante minutes, et j'ai la désagréable sensation de voir là une autre similitude avec ma vie.

Tout comme l'orage me prouve que j'ai changé du tout au tout, cette page vierge me rappelle douloureusement que je devrai commencer quelque chose de nouveau, mais que je n'y arrive pas. Je suis bloquée dans le temps, comme le stylo immobile dans ma main, incapable d'avancer. J'ai pourtant eu du temps pour me remettre, trois longs mois pour digérer ce qui est arrivé et passer à autre chose. Mais je n'y arrive pas.

Quand je repense à Bruxelles, mon esprit fait comme un burn-out. Quand je ferme les yeux et que derrière mes paupières closes, les images de mes souvenirs dansent, je m'oblige à les chasser. Je ne veux pas me souvenir. J'aimerais tout oublier, mais malheureusement pour moi, c'est impossible. Alors je fais avec. Je vis avec. Chaque jour, chaque minute, chaque seconde. Et ça me pourrit l'existence.

Assise au fond de la classe, je contemple d'un regard vide mes camarades de promo, penchés sur leur cours, notant scrupuleusement chaque détail franchissant la bouche de Kyle. Au premier rang, j'aperçois les longs cheveux d'Ambre descendant jusqu'au milieu de son dos, le crâne presque rasé de Zelko, les cheveux noirs de Nick, ceux colorés de Jess. Et entre eux, une place vide. J'ai l'impression de ne voir constamment qu'elle, que mon regard fait exprès d'y dériver et d'y rester accrocher de longues minutes, comme pour me rappeler inlassablement ce qui est et ce qui n'est plus.

Et comme le vaillant tortionnaire qu'il est, mon esprit m'impose alors sans relâche un tas de souvenirs, qui me laissent les poings serrés et le souffle court à ma place solitaire du fond, pour enfoncer le clou et m'empêcher d'échapper à la douleur.

Bloquée dans la salle de classe, je ne peux que subir ce que mon inconscient ne veut apparement pas que j'oublie, comme si me souvenir allait pouvoir changer les choses à un moment ou à un autre.

Je revis ce matin de janvier où j'ai ouvert les yeux dans la chambre de l'Académie, avec l'impression d'avoir dormi des jours entiers, et une violente migraine qui me vrillait le crâne. J'ai eu du mal à émerger, mais quand finalement j'ai réussi à me sortir de la torpeur et de l'engourdissement de mon corps et de mon esprit, j'ai compris qu'on m'avait sédaté pour me ramener de Belgique - juste retour des choses.

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