D'une voix grave, mais qui ne l'est à aucun moment, H. parle lentement. L'histoire qu'il raconte est douce, poétique, un peu triste parfois, mais elle est juste, dans le bon ton. Amandine écoute, elle voit.
Elle voit ces anges qui suivent le temps sans s'y attacher, détachés de tout, attachés à rien, vivant d'une étrange liberté. Et elle en imagine quitter leur port pour s'amarrer à d'autres vies, dans d'autres villes. Amandine ne connaît que la sienne ; celles qu'elle imagine lui ressemblent : des villes faites d'immeubles construits en béton, seulement en béton. Et les anges anonymes campent aux pieds des blocs quadrillés, des immeubles qui se collent comme pour avoir moins peur, moins froids lorsque vient le soir. Les anges se mettent le long des voies qui les traversent, qui mènent partout, qui ne mènent nulle part. Les tours s'élancent dans le ciel, écrasent le sommet des montagnes. Au cœur, un arbre perd ses feuilles, ses branches sont coupées, il plonge ses racines sous le bitume, dans la terre. La lumière ne l'éclaire plus. Le brouillard a envahi les rues de la vie. Et l'on ne saurait alors comprendre, perdu la brume, la mission des anges immortels et sans nom. Ils se fondent dans le décor, prennent un métier parmi les hommes et tentent, avec ce qu'ils font, avec ce qu'ils ont, avec ce qu'ils sont, de recolorer les âmes en peine.
Comme le confectionneur d'encre. Du bleu et du rouge s'échappent de ses flacons. Les alambics fonctionnent toutes les nuits. Les couleurs sont ainsi confectionnées. La plume plonge dans l'encrier. Elle se recouvre de la substance qui mise sur le papier, sur le bois, sur le mur, sur la peau, deviendra l'ancre d'une pensée, écrite, dessinée, infinie.
Comme le peintre. Devant sa toile, il peint, il crée, du moins il essaie. Face à son chevalet, il pourfend et transcrit ce qu'il voit. Par la caresse de son pinceau, il raconte l'histoire d'une peau, la vérité d'un regard, le parfum d'une chevelure, la rondeur d'un sein ou la force d'un muscle. Et ce n'est que lorsqu'il quittera sa peinture et son modèle des yeux, que le tableau trouvera tout son sens : l'image sera bien plus grande que celui qui l'a peint et celui qui l'est.
Comme l'écrivain itinérant. Il écoute. La parole ne vient pas seulement du mot prononcé. Le timbre d'une voix, le rythme de son flux, la façon dont elle bute sur la langue, tape les syllabes. Le souffle alors, celui qui pousse le mot du cœur jusqu'à nos oreilles. Faire attention au non-dit, au sens caché, lire les silences, lire l'hésitation, discerner une intention, prendre le mouvement comme il vient, comme il est, ne pas le plier, le saisir en entier. Bien regarder. Le corps à tant de choses à dire, et il nous les dit si l'on est attentif. La mâchoire d'abord, qui se serre, qui se tend, qui s'ouvre. Les lèvres qui dansent, qui comptent les temps de l'émotion. Les bras qui se croisent, qui se balancent. Les mains qui se joignent, qui se caressent, qui s'entrelacent, qui prient, qui saisissent, qui pensent, qui se cachent. Les yeux que l'on croise, leurs flammes qui brûlent, la peur parfois, le désir souvent, le mensonge aussi. En fin, la parole peut être retranscrire. L'âme a quelque chose à dire. Les mots coulent pour mettre en mots cette parole imprononçable, parce que l'on ne sait pas dire, parce que l'on ne sait pas écrire. Bien écouter, bien regarder pour ressentir et la main se laissera porter sur le papier, elle n'aura qu'à retranscrire cette vérité.
Impossible pour l'ange, se dit Amandine, lui qui sait écouter, lui qui sait regarder, de retranscrire autre chose que la vérité des âmes qui lui parlent.
Mais voilà, l'encrier est renversé. La tache vient, s'étale, se propage, se répand, grignote, mange, avale, englobe. Les mots se recouvrent de suie. L'ange tente d'essuyer, avec du papier, avec un chiffon, avec ses habits, avec ses doigts, avec ses mains. La tache vient, s'étale, se propage, se répand, grignote, mange, avale, englobe. Elle s'incruste sous ses ongles, sur les empreintes, remonte la ligne de vie, trace une autre trajectoire, remonte le bras, glisse dans le dos, tombe sur le cœur. L'Ombre. Elle vient, s'étale, se propage, se répand, grignote, mange, avale, englobe. L'Ombre... Amandine sait ce que c'est...
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Une nuit parmi les étoiles [Roman]
Science Fiction"Qu'importe que cela ait existé ou annonce ce qui existera, c'est une vérité dans laquelle tu es pris à partie. Tu ne peux y échapper, même si tu choisis de fermer le livre à cet instant. Fuir est une des solutions pour traiter ce qui nous dérange...