On a rarement conscience de rêver.
Comme si, repliée sur elle-même, la conscience endormie ne voulait pas s'adresser au rêveur, qu'il puisse vivre le rêve. Il paraît que cela sert justement à nous maintenir endormis.
Parfois l'illusion se brise : le rêveur a conscience de rêver.
Conscient de son inconscience, présent ici et maintenant, l'endormi dispose de tous ses sens pour vouloir et contrôler. Il est étrange, malgré cette lucidité, d'en percevoir les limites. La certitude d'être dans un rêve ne permet pas pour autant d'y faire tout ce que l'on veut. Et heureusement, sinon plus personne ne voudrait se réveiller.
Amandine, elle, déroule sa réalité dans un songe.
*
La rêveuse ne fait plus attention à la musique et, comme elle, nous l'avions oubliée. En l'évoquant, le chant surgit hors de l'espace et du temps. Amandine sait où elle ne se situe pas. Sait-elle cependant où positionner « ici » dans cette absence de repère ? Ici qui pour elle est la frontière d'un devenir. On croit savoir, mais c'est de la certitude que vient l'erreur. Amandine ne se doute de rien, ni d'un possible àvenir, ni d'un probable enfinir. Son rêve l'enveloppe, répond à son besoin. Elle n'est donc pas surprise de voir de vrais oiseaux, nager dans le vide et laissant derrière eux une trainée lumineuse et évanescente.
Amandine est là, dans un tableau qu'elle peint avec ses propres couleurs, rajoutant des teintes, rouge, jaune, vert et bleu, et voit comme c'est bon. Elle perçoit les sons d'un chant magnifique, là où tout n'est que silence. Elle est là, sans savoir où, encore endormie, debout, belle et bien éveillée, consciente, voyant, sentant des fragments d'irréalité. Et pourtant, elle n'entend pas...
Peut-elle agir ? Elle se concentre. Elle décide. Le verrou de sa cage est refermé dans un claquement de fenêtre. Oui ! Elle peut choisir d'y rester, ici, c'est bien, il fait chaud, elle se sent légère, c'est parfait, tout ce dont elle a toujours rêvé, son besoin. Mais, sans le vouloir vraiment, elle ne se retourne pas, fait face aux battants refermés. Après tout, pourquoi pas ! La peinture est belle, même si le passage est obstrué. La lumière passe malgré tout, oui, l'image est belle, son visage se reflète sur la vitre, l'image est belle. Amandine aimerait cependant se retourner, elle peut décider, non ? Non, elle n'arrive pas à bouger. Ses mains, ses jambes, ses bras, son corps ne répondent plus.
Elle veut se détourner, elle ne le peut pas. Elle aimerait fermer les yeux, c'est impossible, et alors les carreaux de la fenêtre, tels des kaléidoscopes, se mettent à multiplier à l'infini le passage rayonnant d'une nuée de papillons aux ailes feutrées d'or. Amandine absorbe cette myriade de couleurs jusqu'à inverser l'usage de ses sens : elle hume les couleurs, entend les parfums et voit les sons se dessiner.
*
La musique se transforme en chemin sinueux. Il part de la fenêtre et s'en va pour se perdre parmi les étoiles, au-delà même de ce qu'il peut y avoir au-delà du Dôme. L'idée lui vient comme un coup de tonnerre dans le cœur. La limite demeure, où qu'elle soit, elle en est prisonnière, sur la ligne d'horizon, prise en étau, elle ne peut plus bouger. Elle a refermé la fenêtre de sa cage. Un chemin pourtant s'élance devant elle, un chemin qui la conduit où une voix l'appelle. La rêveuse suffoque. Elle veut retrouver son mouvement à elle ; ce qu'elle veut, c'est s'en détourner, rester ici, où tout est bien, tout est bon, tout est comme ce qu'elle veut. Elle cherche de l'air. Et c'est étrange, elle respire une saveur.
Elle s'emplit d'une odeur. C'est frais, humide, salé. Elle sent l'écume, le ressac, le vent remuer la mer, les nuances du ciel à mesure que naît et décline le jour. Elle respire le bleu. Elle respire la couleur de son âme qui s'évapore.
Le chant devenu chemin, son oreille est tirée par les notes d'une boîte à musique. Le cylindre tourne, ses épines touchent les lames d'acier, les notes s'enchaînent et ressemblent aux clapotis d'une pluie légère. Elle écoute le chant d'une rose qui pousse à côté d'elle.
*
La couleur ne se respire plus.
L'odeur se fait silencieuse.
La musique se dissipe.
*
Amandine reprend ses esprits. De nouveau elle sent qu'elle peut, oui, elle peut, elle retrouve son mouvement, elle décide, elle se retourne.
Un choc !
Ce n'est pas son front qui rencontre un mur, c'est son regard qui refuse, incrédule, de voir que les roses qui chantaient sont ici, et avec elles une profusion de fleurs et autres végétaux. Toutes ont pris possession de la chambre. Tulipes, lys, muguets, lilas, violettes, jasmins, marguerites, gardénias et roses s'enracinent sur le lit.
҉ Nous sommes bien plus encore ҉ disent-elles.
Amandine le découvre. Ce sont des couleurs, ce sont des odeurs, ce sont des paysages, ce sont des voyages, ce sont des vies. Toutes les nuits, elle s'était imaginée endormie sur une vie semblable à celle-ci. Elle inhale dans l'inconscience de son rêve la puissance de leurs couleurs. Elles étaient là, chaque soir, dans sa tête et dans son cœur. Elles sont là ce soir, dans l'impossible visible, le secret libéré du rêve-réalité appartenant à l'endormie.
*
Dans la chambre, les lueurs ont atteint leurs limites laissant aux fleurs la possibilité d'être leur propre soleil et de diffuser leurs rayons éclatants et colorés.
Le chevet à côté du lit est habité par des lauriers roses. La dalle de béton est tapissée d'une herbe verte et suave. Des lézardes parcourent le plafond, les murs sont recouverts d'une tenture d'orchidées. La porte semble condamnée par des rosiers sans épine. Seule son armoire est intacte.
Et tous ces soleils lui font dire que ҉ C'est le matin, il faut se lever. ҉
Le réveil n'a pas sonné.
*
Amandine répond à l'ordre. Par automatisme, elle traverse la pièce jusqu'à l'armoire, comme elle le fait, dans la mécanique des matins, pour mettre ses habits de jour. Elle marche et rit tant l'herbe sous ses pieds la chatouille. Elle ouvre l'armoire. Aucun habit. Une colonie de lavande sur les étagères. Leurs parfums enivrants embaument ses narines et la font en un instant voyager à travers un paysage qu'elle ne connaît pas, un monde qui n'est pas le sien. Une larme, juste une, coule le long de sa joue et tombe sur l'herbe faisant éclore dans l'instant des perce-neiges.
La musique devenue chemin n'est pas regardée. Ce n'est pas ce qu'elle veut. Amandine veut cet instant : des fleurs et des soleils. Euphorique, la rêveuse se met à tourner sur elle-même, riant, criant, pleurant, dansant d'émerveillement. Et, de chaque larme de joie se reposant sur le sol, naît une fleur différente. C'est donc heureuse qu'Amandine retourne s'allonger sur son lit fleuri de vie.
Elle se voit rêver et, endormie, elle se trouve belle. Malheureusement...
VOUS LISEZ
Une nuit parmi les étoiles [Roman]
Science Fiction"Qu'importe que cela ait existé ou annonce ce qui existera, c'est une vérité dans laquelle tu es pris à partie. Tu ne peux y échapper, même si tu choisis de fermer le livre à cet instant. Fuir est une des solutions pour traiter ce qui nous dérange...