Chapitre 35 - Confection

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Une lampe de bureau éclaire ses mains, rien de plus. Autour, c'est l'obscurité.

Deux doigts saisissent une pince qui délicatement saisit une roue minuscule, cuivrée. Le geste est précis, il ne tremble pas. Avec minutie, du bout de la pince, il incruste la roue comme une pierre précieuse afin que ses dents s'inscrivent entre celles de sa jumelle, tout aussi minuscule, tout aussi cuivrée. Puis, il actionne le mouvement du balancier.

S'il pouvait voir, le mécanisme verrait au-dessus de lui un œil énorme en train de l'observer, et s'il pouvait avoir peur, en serait assurément horrifié.

Sur de lourdes lunettes, une loupe est rabattue, permettant à Raphaël de percevoir la pulsation qui entraîne l'ancre qui libère la roue d'échappement, seconde, moyenne et de centre, puis une autre roue, puis une autre encore, jusqu'à celle qu'il vient de déposer. Elle tourne, c'est presque imperceptible, entraînant elle-même un mouvement imperceptible. Il déclenche alors une autre pulsation, puis une autre, afin de remonter l'ensemble du mécanisme, de contrôler chaque point, chaque accroc, que le maillage soit parfait.

Une goutte de transpiration coule sur sa tempe. La concentration est à son paroxysme, c'est ici que tout va se jouer. Il est simple de contrôler chaque mouvement lorsqu'ils sont pris séparément, mais lorsque le tout est entrelacé, la force dupliquée doit se rependre à chaque partie du mécanisme. Chaque partie doit fonctionner avec le tout, et au tout de fonctionner avec chaque partie.

Ça coince.

Raphaël cligne des yeux, pousse un lourd soufflement empli de déception et s'adosse sur son siège. Il retire ses lourdes lunettes qu'il abandonne sans ménagement sur la table de travail. Il n'y arrivera pas... Il se frotte les yeux, caresse la racine de son nez meurtri par la monture des lunettes en acier. Il s'agace, perd patience. Il regarde par la fenêtre.

Dehors, la pluie tombe.

Raphaël s'étire, baille à s'en décrocher la mâchoire. Épuisé. Il regarde son établi. Des pièces minuscules de partout, des vis, des ressorts, des écrous, des engrenages, des pistons, des vérins, des plaques de cuivre. Il se doit de composer avec ce qu'il a pu dénicher ici et là. Au bout de la table, un livre est dans la pénombre. Nul besoin de lumière pour le rendre présent à l'esprit de Raphaël. Des feuilles de papier absorbant ont été placées entre les pages. Il faudra les remplacer, une dernière fois.

Cette pensée le ramène à son œuvre. Si proche du but, il ne peut pas abandonner, pas maintenant. Tant pis si cela doit encore lui prendre toute la nuit. Il trouve le courage, car demain est presque déjà là. Demain n'attendra pas et Raphaël ne peut se permettre d'être en retard. Il se penche de nouveau vers la lumière. Il prend sa création entre les mains, la scrute, la tourne, la retourne, la soupèse. Il regrette ne pas avoir réussi à la rendre plus légère. Il n'a plus le temps pour ça. Il remet ses lunettes sur son nez, place la loupe devant son œil droit puis démonte les pièces maîtresses.

— Reprenons depuis le début.

Voilà deux nuits qu'il œuvre ainsi. L'idée lui est apparue dès qu'il fut rentré chez lui, dégoulinant de la tête au pied, le livre aussi, L'ange et la jeune fille que H. lui avait offert en cadeau. Même s'il l'avait mis dans la poche intérieure de sa veste, le livre avait bu toute l'eau qu'il avait pu. Tenant le manuscrit entre ses mains au-dessus de l'évier pour le faire dégorger, il repensait à Amandine, il ne pensait plus qu'à elle. Et voilà qu'il ressentait en son cœur comme un mouvement d'ouverture, une éclosion. En un éclair, le plan fut dessiné ; en un rien de temps, les spécificités calibrées ; et en moins de temps qu'il n'en faut, les articulations élaborées. Le mouvement de son cœur était transparent dans son esprit, il ne suffisait qu'à ses mains de le retranscrire. En une nuit, ce fut fait. Tout semblait bien tourner, encore fallait-il le vérifier, raccorder chaque morceau, chaque mécanisme, assembler le tout et que tout glisse en accord parfait. Mais ça coince. Et pour la 4ème fois, l'ensemble est démonté avant d'être remonté, retouchant certaines positions, ajustant certains réglages, vissant plus ou moins fort.

Les yeux lui brûlent, Raphaël lutte pour se maintenir éveiller, pour surtout ne pas trembler, pour se souvenir de la place et du rôle de chaque pièce. Ses gestes suivent un ordre, précis, et à travers eux évaluent chaque point d'assemblage. Il manie pinces et tournevis comme s'il tenait une aiguille et qu'il piquait à l'endroit, à l'envers, marquait un arrêt, un avant, un arrière, faufilant, surfilant pour que rien de puisse s'effilocher.

Il a envie de café, son organisme en est pourtant saturé. Il a mal au ventre. Son épaule lui tire, les muscles de l'avant-bras et au creux de sa main lui font mal, comme s'ils étaient traversés par mille épines. Ça remonte jusqu'au creux des omoplates. Ses oreilles bourdonnent, ses tempes battent, il a l'impression que son crâne est pris dans un étau qui se serre un peu plus. Tant bien que mal, surtout en bien, l'œuvre est rassemblée, enfin, et de nouveau, pour la 4ème fois, Raphaël tourne l'épine de la tige pour remonter le ressort du barillet. Un tour, deux tours, trois tours. Il prend une grande inspiration, lâche. Le prodige s'accomplit.

Les roues s'entraînent et entraînent chaque articulation dans un mouvement de pleine grâce. C'est fabuleux. Voilà que s'ouvrent la corolle, s'épanouit à partir du cœur, se déroule en spirale, grandit vers l'extérieur, se nourrissant en son centre. Émerveillé, Raphaël admire les pétales métalliques qui s'ouvrent et qui dansent du centre au bord, puis du bord au centre, refermant la rose cuivrée, une rose des sables, sur son cœur pour qu'elle éclose ne nouveau, encore, et encore pour s'offrir à l'extérieur. C'est ainsi que bat le cœur de Raphaël.

Il sourit, s'affale sur la table de cuisine transformée en atelier. Posant la tête dans ses bras, il admire la rose mécanique qu'il vient de confectionner pour Amandine. La danse des pétales est envoutante. Il a réussi, mais la fleur l'a vaincue. Ses yeux se ferment, une seconde, juste une seconde, pour se reposer pense-t-il, juste pour se reposer, car :

— Demain, j'ai rendez-vous avec toi.

C'est une réalité dont Raphaël ne peut s'empêcherde rêver.

Une nuit parmi les étoiles [Roman]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant