Laissons Amandine et Raphaël seuls quelques instants.
Offrons-leur un peu d'intimité, notre présence serait inconvenante. Et puis on ne peut être sur leurs dos constamment. Mais surtout, je n'arrive plus à tenir ma langue plus longtemps. Je connais le fin mot de cette histoire, tu sais... ce qui me met dans une position assez délicate par rapport à toi. Excuse-moi. J'aimerais te faire part d'un rêve, sans qu'Amandine ni Raphaël nous accompagnent pour l'instant. Je préfère t'en parler en privé.
Je nous y conduis.
Sur la flèche du temps, faisons un bond en avant, quelques semaines, à peine. Circulons sous le Dôme, empruntons les rues de la ville immense construite en béton. Personne ne nous voit, personne ne nous entend, mais ne nous y attardons pas. Il n'y a rien que nous ne connaissons déjà. Allons là où nous ne sommes jamais allés : la frontière, le dernier cercle d'immeubles clôturant l'espace urbain. Au-delà, à l'équerre des lignes verticales, se déroule l'aréole de la plaine. Extérieurs à la ville, ce sont des champs à perte de vue. Quelques cols bleus suivent les routes qui traversent les zoneagris pour intervenir sur les méca d'exploitation. Aussi loin qu'il nous est permis de voir loin, notre regard est attiré par un point, une silhouette, elle emprunte un chemin de bitume traçant une ligne droite qui se perd là où l'on ne voit plus. Et si cette silhouette nous attire, c'est que ni le pantalon ni la veste ne sont bleus. Vêtu de rouge, quelqu'un marche vers ce qui semble n'avoir aucune fin. Allons dans son sillage, suivons-le, longtemps, très longtemps.
Nous arrivons à une seconde limite, là où le bitume s'arrête, ainsi que les champs de blé, pour donner sur une terre désolée. Pierres, poussières, rien, et plus aucune trace de chemin. Invisible, la ligne continue ; la silhouette rouge poursuit sa trajectoire. Au fond se dessine l'illusion de cet infini, la brume d'une ligne d'horizon, bleue et grise. Le soleil est dans notre dos, nous commençons à avoir chaud. Il semble que l'on se rapproche sans savoir de quoi, ce qui ne contredit pas le sentiment qu'il y ait une fin, puisque nous avons dit qu'il y avait un fond. Et tandis que nous nous rapprochons, la distance qui nous sépare du loin s'amenuise. Là-bas, devant, se dessine une forme, tremblante, un mirage émergeant des vapeurs fantasmagoriques, un pavé posé là, une barre de béton, imperceptiblement concave, épousant la ligne d'horizon, grise et bleue, la dernière frontière, la bordure du Dôme.
La distance qui nous sépare de la silhouette rouge ne se résorbe pas, impossible de la rattraper, et nous avançons, même rythme, même lenteur. Pas à pas, le phénomène optique devant nous se dissipe, et nous percevons ce qui n'était pas illusion, cette barre de béton. Des détails apparaissent : des fenêtres, rondes ou rectangulaires, pour six étages, aucune ouverture près du sol. Si ! Une seule, une porte noire, au centre de l'édifice.
L'invisible chemin entre nous et cette dernière frontière semble s'étendre à cause de notre fatigue. Elle trompe nos sens en nous éloignant de cette barre de béton qui grossit pourtant à mesure que nous nous en rapprochons. Et lorsque, la silhouette rouge s'engouffre dans le bâtiment, avalée par la porte obscure, nous sommes instantanément aspirés par elle, projeté à ses pieds comme face à un mur où il nous est commandé de ne plus bouger, seulement de prier. Nous ne pouvions imaginer, même de loin, que les dimensions de cette barre de béton atteignent des proportions faramineuses, écrasantes.
La porte devant nous est un puits d'ombre, la lumière n'y rentre pas. La tête relevée, la bouche ouverte, les mains moites, la sueur qui perle sur le front, le cœur qui se fige ; la porte profondément noire, terriblement obscure, nous apparaît comme une brèche donnant sur un autre temps, un autre espace. À droite, à gauche, la barre de béton s'allonge, à se demander si elle n'en finit pas de se rallonger, si elle s'étend de chaque côté jusqu'à se rejoindre et nous encercler.
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Une nuit parmi les étoiles [Roman]
Ciencia Ficción"Qu'importe que cela ait existé ou annonce ce qui existera, c'est une vérité dans laquelle tu es pris à partie. Tu ne peux y échapper, même si tu choisis de fermer le livre à cet instant. Fuir est une des solutions pour traiter ce qui nous dérange...