Ne plus faire semblant. C'est ce qu'elle s'est promis.
Le réveil sonne à la même heure, comme chaque matin. Un trésor est gardé fermé derrière ses paupières. De belles images, de belles pensées emplies des petites choses brillantes cueillies ici et là. Le coffre est ainsi protégé et il s'ouvre chaque matin en même temps que ses yeux. La lumière entre par les pupilles. Rien ne lui est arraché. Aucun bien ne lui est volé. Le soleil vient s'y ajouter. Il y a encore un peu de place, il y aura toujours un peu de place. Le coffre est ouvert, toujours ouvert en même temps que ses yeux. Tu te souviens ? De magnifiques yeux bleus. Le trésor est à portée de regard, il brille, étincelle et éblouie par moment. Il est comme toute chose en cette vie : il est là, il nous est donné. Et chaque soir, les yeux se referment à la nuit tombée toujours plus riches que le jour précédent.
Le trésor s'ouvre et est offert, en cet instant, à un jeune homme dans un lieu où on ne se rencontre pas. Y a-t-il seulement un lieu où l'on peut se rencontrer sous le Dôme ? Deux citoyens étaient choisis par l'algorithme des alliances, et eux deux étaient réunis pour fonder une stabilité et, si possible, procréer pour la continuité. On les aidait pour ça, car l'envie n'est en rien affaire de mathématiques.
Intérêts, appétences, fonction, code génétique, situation géographique, l'algorithme calcule, évalue, croise les données de compatibilité, puis désigne deux matricules avant que la mécanique ne fasse son œuvre. Changement de poste, changement de résidence, changement de trajectoire, tout est planifié, toutes les conditions sont rassemblées, et parce que chacun a une part manquante, l'autre assure la complétude. Cela participe aussi à se protéger de l'Ombre, et si l'envie n'est pas au rendez-vous, on les aide pour ça.
Personne ne se doute que les choses tournent ainsi sous le Dôme. Personne ne se demande jamais rien, pas même « comment ? », ni même « pourquoi ? ». En vérité, les artifices du bonheur sont le comment, ils sont le pourquoi...
Et il y a une jeune femme qui ne répond à aucun standard, qui jamais ne fut désigné par l'algorithme, et qui en cet instant se demande comment son cœur peut-il battre aussi fort, pourquoi ressent-elle l'envie subite de sourire. Elle ne comprend pas. Et ce n'est pas seulement une envie, elle sourit, oui ! Elle ne comprend pas. Il lui sourit aussi. Elle ne comprend pas. Elle se répète encore qu'elle ne comprend pas. Son cœur danse, sa respiration s'accélère. Elle cherche de l'air, il semble manqué ici. Elle ne comprend pas. Les joues s'empourprent, ses mains deviennent moites. Elle a chaud. Il y a une explication rationnelle à tout ça, c'est évident. La ventilation a dû être interrompue en prémices des événements. Oui, ça doit être ça... Non, ce ne peut être ça... Et à l'instant même où il détourne le regard, elle baisse son trésor et tombe sur un autre, une drôle de coïncidence que ce trésor-là. Improbable, se dit-elle. Impossible, se convainc-t-elle. Elle ne comprend pas. C'est trop fou.
Elle ferme les yeux, tente de se calmer. Ne pas chercher à comprendre. Ressentir, seulement ressentir. Respirer profondément. Elle se concentre une seconde, juste une. Et là voilà remonter le fil, faire un bon sur la flèche du temps, elle se souvient, comme si c'était hier, elle se souvient s'être éveillée, levée puis sortie de chez elle. Elle se souvient, elle marche dans les rues le long d'immenses pavés de bétons les habitations du Dôme. Elle se souvient avoir empli ses poumons d'un air composé d'odeurs de synthèses sur un fond métallique. Une odeur de propre, de sécurité. L'ambiance olfactive d'avant le matin, juste avant que les réveils des citoyens ne les fassent se lever, avant que la mécanique du monde ne se remette à tourner. Il n'y a encore personne de levé sous le Dôme, pas même le soleil. Elle marche. Ses pas la conduisent dans le Vivier. Elle se souvient de l'arbre, le chasseur d'éternité, le Cèdre bleu. Elle pose sa main sur les lignes du Livre de Vie. Elle lit la parole de la terre, elle se lie à cette voix, celle qui, petite, lui avait ouvert les yeux, qui l'avait mise sur la voie, celle de sa propre liberté, la laissant libre de son choix, la rattrapant avant qu'il ne soit trop tard. Et l'été passe. Elle respire l'air d'automne, elle se souvient de l'humidité, de l'odeur bien réelle de l'humus. Elle vogue dans les Viviers avec les feuilles endormies. Elle se souvient avoir attendu un hiver qui ne vient jamais. Il n'y a que deux saisons dans ce monde, une qui est suffisamment chaude pour le plus grand rendement des récoltes, et une autre suffisamment froide pour qu'elles se reposent le temps qu'il faut. Le givre, la neige, le grand froid n'existent pas sous le Dôme. Et sans qu'il vienne, elle se souvient que l'hiver s'en est allé pour que le printemps réapparaisse, sans se presser, et devenir en quelques jours un nouvel été. Elle se souvient l'avoir vu peindre doucement la fresque d'un monde imaginaire et tout autant réel qu'elle étale devant ses yeux : le bleu à la surface et au-delà du Dôme, le vert dans les Viviers et partout en ce monde.
Plus d'un cycle est passé depuis qu'elle a fait le rêve, que j'ai retranscrit un peu plus tôt, et a choisi... Elle a choisi de prendre Vie. Elle a choisi de naître. Elle a choisi de ne plus faire semblant.
Après une seconde, peut-être deux, peut-être même plus, elle ouvre de nouveau les yeux.
» Il y en a qu'un « a-t-elle toujours pensé depuis qu'Honoré lui avait remis le livre de L'ange et la jeune fille. Comment se fait-il alors qu'un autre exemplaire soit là, sur les genoux de ce jeune homme ? Comment et surtout pourquoi ?
Elle ne peut s'empêcher de regarder, de fixer alternativement le livre et le visage du jeune homme, son trésor grand ouvert sous son nez. Il sourit. Pourquoi est-ce qu'il sourit ? Il regarde à travers la vitre-écran du métro. Il n'y a rien à voir au travers. Comment peut-on avoir un tel sourire ? À quoi pense-t-il ? Il ne la regarde pas et pourtant, elle a l'étrange sensation d'être observée. Il se met à lire. Il lit cette histoire. Ce ne peut être un hasard. Comment a-t-il eu ce livre ? C'est incroyable. Qui est-il ? Et sur cette question, le jeune homme lève ses yeux d'ébène. Impossible de démarquer l'iris de la pupille. Une étoile semble y briller. Non, ce n'est pas possible. Il est sous l'effet d'un artifice. Sa pupille est complètement dilatée, c'est pour cela que son regard est si profond, c'est pour cela qu'il brille, c'est pour cela qu'il sourit. La jeune femme fuit ses yeux à l'instant, elle a peur pour son trésor.
Quelques secondes s'envolent.
Le jeune homme pose une question. Et quelle question ! Elle relève la tête aussi vite qu'elle l'avait détourné. Et la voilà qui tend son trésor à une nuit étoilée. Il rougit. Il est gêné. Il tente de se rattraper. On ne peut pas lui dire qu'il a raison d'avoir posé une telle question. On ne peut pas répondre à ce genre de chose. Il y a toujours quelqu'un à gauche, ou à droite, ou encore à gauche, qui peut entendre ce qu'on ne dit jamais sous le Dôme. Le jeune homme s'excuse. Pas besoin, elle avait compris où il voulait en venir. C'est pour cela qu'elle baisse la tête, tout simplement parce qu'elle n'ose pas dire que « Non, cela ne suffit pas ».
» Allez, s'encourage-t-elle, dit quelque chose, n'importe quoi ! «
Mais rien ne sort de sa bouche. Elle a froid subitement. Elle croise les bras pour se donner une contenance, surtout pour garder avec elle le sourire, la parole, le geste, le petit rien, le grand tout qui lui est offert. La promesse lui revient. Ne plus faire semblant. Elle veut le regarder, elle veut ressentir encore la profondeur de sa nuit étoilée. Elle se tient les mains, les triture avec nervosité, elle ne sait pas où les mettre. Elles doivent se décider : se cacher ou prendre leur courage. Relever la tête et plonger dans ses yeux ; elle ne dit rien et pourtant lui rend tout.
C'est lui qui parle, il dit des mots qui ont du sens. C'est qu'il parle bien ce jeune homme. C'est vrai que ce n'est jamais le bon moment ni fait de la bonne façon, c'est vrai qu'il prend un risque, c'est vrai qu'il a un beau sourire, c'est vrai qu'il est...
La voix du métro coupe sa pensée. C'est son arrêt. Mécaniquement, elle répond à l'appel, comme elle l'a toujours fait. Mais cette fois, ses mains sont tremblantes, ses jambes sont lourdes, son cœur cogne toujours plus fort. C'est qu'il veut qu'elle entende son contre-appel. Et il y a la déception dans la voix du jeune homme qui lui dit au revoir.
Rester ? Partir ?
Ici, sous le Dôme, les citoyens ne se rencontrent pas. C'est justement comme cela que les choses ne se passent pas. Mais aujourd'hui est un jour qui ne répond à aucun standard. Une décision est prise. Une machine n'est pas actionnée. Une parole est partagée. Une émotion est ressentie, prémisse de celle que l'on a toujours cherchée. Une promesse veut donc être respectée.
Le métro ralentit puis s'arrête. Les portes s'ouvrent et se referment. Il repart, le jeune homme à l'intérieur et en face de lui, une place est libre. Un instant plus tard, quelqu'un vient s'y assoir. Le jeune homme accompagne le silence de son sourire avant de demander :
— Comment t'appelles-tu ?
Amandine. Elle s'appelle Amandine.
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Une nuit parmi les étoiles [Roman]
Ciencia Ficción"Qu'importe que cela ait existé ou annonce ce qui existera, c'est une vérité dans laquelle tu es pris à partie. Tu ne peux y échapper, même si tu choisis de fermer le livre à cet instant. Fuir est une des solutions pour traiter ce qui nous dérange...