1 - Exter street - Partie 1

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24 juillet 1887

Le Pont de Westminster, magnifique édifice architectural, fierté des Londoniens, se dressait dans une nuit sans lune. Un ouvrage de cuivre et d'acier, constitué de sept arches, chiffre magique, superbement ouvragé d'ornements gothiques, qui enjambait la Tamise, permettait un relais entre Lambeth et Westminster. Les lampadaires à gaz, fourches à trois dents piquetées d'une lumière diffuse, dispensaient peu de clarté pour les fiacres qui passaient encore par là à une telle heure de la nuit. Big Ben venait de sonner ses deux coups. La chaleur stagnante étouffait la ville et les fenêtres des habitations restaient ouvertes pour un peu d'air.
― Un nid à cambriole ! s'exclama l'homme qui courait en direction du pont et venait de se faire toutes ces réflexions dans le même temps.
Henry Delhumeau, français expatrié dans la capitale du grand empire Britannique, ne fuyait pas, mais poursuivait un coquin qui détalait comme un lapin. A sa suite, deux hommes : son ami et associé, le colonel Ferguson, fringuant militaire à la retraite et l'inspecteur Bromfield, un irlandais qui peinait à suivre la cadence, sa bedaine trop habituée aux tourtes de chez Sheffield's. En toile de fond pour ce final d'une âpre enquête, le Parlement. Superbe monument qu'il se promit de visiter plus amplement une fois son lascar derrière les barreaux.
― Mais qu'attendez-vous pour rameuter vos hommes ! cria-t-il à l'adresse de l'inspecteur de police.
Aussitôt le sifflet de Bromfield retentit dans la nuit, imité par d'autres. Comme un essaim répondant à l'appel de sa reine, des constables en uniforme, leur capeline voletant comme des ailes d'abeille, émergèrent des ruelles jouxtant le pont.
A la plus grande satisfaction de Henry Delhumeau, le maraudeur se trouva pris en tenaille. Mais à croire qu'aucune victoire ne pouvait aboutir avec l'aide de la police anglaise, le renard passa entre les mailles du filet. Échappant à la vénerie, distribuant coups de poings et de pieds, s'arrachant à des bras forts mais emmêlés dans le nombre, le scélérat poursuivit sa course en empruntant le pont, désert.
Delhumeau maugréa en voyant la débandade et accéléra le rythme, son cœur battant dans sa poitrine. Voilà bien longtemps qu'il n'avait pas fait autant d'exercice, il se promit de remédier à cette carence dès que possible. Passant sur le pont, après avoir sauté par-dessus un constable à terre, Delhumeau ne chercha plus à exhorter les bobbies qui s'étaient mis à les suivre, avec un retard qu'il ne tenait même plus à comprendre.
Devant eux, sur la rive orientale, un attroupement d'agents se faisait déjà, formant un cordon que, cette fois, le fuyard ne pourrait pas passer. Le voleur stoppa net et regarda le barrage humain. Puis il se retourna et se retrouva alors à quelques mètres de son limier. Essoufflé et n'ayant plus rien à perdre, il fonça sur ce dernier. Les deux hommes s'entrechoquèrent dans un bruit mat.
La bête traquée se pensa débarrassée du chasseur, mais c'était sans compter cette main qui lui asséna un coup de poing magistral. L'homme tituba quelques instants. Dressé pour recevoir les coups, il resta debout et empoigna son adversaire pour l'affronter dans un échange viril, mêlant coups de savate et boxe anglaise. Une lutte acharnée dans une danse endiablée où les coups pleuvaient et où la force et le désespoir de l'un furent vite maîtrisés par la célérité et l'audace de l'autre.
Brutalement, le voleur se vit délester de la sacoche qu'il portait en bandoulière. La serviette de cuir glissa sur plusieurs mètres sous les yeux atterrés de son propriétaire. Enragé, il sauta sur l'homme qui le poursuivait et représentait désormais son pire ennemi. La violence du choc les projeta contre la balustrade. Ils gîtèrent un bref instant avant de perdre l'équilibre. Ils passèrent par-dessus bord avant même que les mains des agents ne puissent les retenir. Un cri et le bruit de l'eau frappée durement brisèrent le silence.
― Delhumeau ! hurla la voix à peine fatiguée de Ferguson, malgré la course.
Constables et roussins se penchèrent au garde-corps et regardèrent le trou noir et insondable qu'était la Tamise, entendant les quelques remous restants de l'eau saumâtre qui se refermait sur deux êtres vivants.
― Les pauvres. Ils doivent être morts, colonel, clama lugubrement la voix de l'un des bobbies.
― Ne dites pas d'idioties ! vociféra Ferguson, vêtu civilement et foncièrement bel homme.
Les yeux s'acclimatant à la pénombre, ils virent alors, contre toute attente, les deux silhouettes émerger de l'eau. L'un semblait inconscient, l'autre le tirant jusqu'à la berge, péniblement.
― Il est vivant ! s'exclama le colonel, courant déjà en direction de l'embarcadère, suivi par l'inspecteur Bromfield qui arracha des mains d'un officier contentieux la serviette de cuir.
Au bout d'une centaine de mètres ils parvinrent à l'escalier qui descendait sur les rives de la Tamise, en décrue à cette heure, et aidèrent leur ami qui n'en pouvait plus de nager avec son fardeau.
― Bon sang, Delhumeau ! Qu'est-ce qui vous a pris de sauter dans la Tamise ! beugla l'inspecteur, à grands renforts de postillons.
― Ça me semblait une bonne idée... sur l'instant, badina Delhumeau, presque étranglé par la façon dont l'inspecteur le tirait par le col de la chemise pour l'extirper des dernières vagues.
― Les documents du ministre, s'inquiéta Henry Delhumeau, soudainement, laissant son ami Ferguson, également médecin, l'examiner.
― En sécurité, entre mes mains, rassura l'inspecteur, en montrant la serviette qui avait provoqué tant de convoitises.
― Donnez vite cela à quelqu'un de confiance dans ce cas, Bromfield. Et n'oubliez pas mes honoraires pour avoir réglé votre affaire !
L'inspecteur fit une grimace de dédain et désigna du doigt l'espion qui peinait à reprendre son souffle.
― Sortez-moi ce poisson de l'eau, vous ! ordonna-t-il aux quelques agents qui avaient eu le courage de descendre, afin de se redonner un peu d'importance.
Ferguson, habitué aux sempiternelles injonctions de son ami, riait sous cape et l'aida à se relever. L'eau, encore stagnante, dégoulina de ses vêtements et l'éclaboussa quand Delhumeau s'ébroua comme un chien, faisant s'ébouriffer ses cheveux trop longs pour l'académisme londonien.
L'inspecteur secoua la tête en le voyant faire, se demandant si tous les Français étaient comme ce spécimen, tout brillant qu'il était.
― Vous savez ce qu'il vous faut, Delhumeau ? finit-il par demander.
― Une camisole de force, plaisanta le colonel, faisant ricaner son ami détective.
― Non ! Une femme !
— J'ai déjà toutes celles que je désire ! s'esclaffa le français, fin séducteur.
— Je parle d'une épouse !
Delhumeau se renfrogna, ne goûtant pas cette dernière facétie.
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66 Exeter Street, Tome 1 : Le secret de la chambre 36 [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant