2 - Tea time - Partie 1

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Les jours passèrent, suivant ce quotidien qui faisait languir Alice. Elle se levait à 6 heure. A sept, elle était prête, son petit déjeuner pris, et à 8 heures devant la devanture du magasin de modiste, Aux bonheurs des étoffes. C'était un respectable établissement maintenu par Monsieur Hormwood, où la jeune femme travaillait depuis deux ans. Elle passait sa journée à tracer au savon ou à la craie le contour des patrons, à assembler, piquer, coudre, pour donner vie à une œuvre merveilleuse de doigté que porterait ensuite une grande lady ou un gentleman. Vers 18 heure, elle quittait la boutique, rentrait au plus vite au 66 Exeter Street - en faisant moults détours, un regard toujours dans son dos - se changer pour une tenue plus simple, accommodante et dépourvue de pudibonderie. Enfin, elle courait pour être à 19 heures au Pub le Green-Smith. Alice y travaillait jusqu'à minuit passé, servant, riant de tout même de ce qui n'était pas amusant, affichant un sourire facile et une poitrine généreuse qui lui apportait des pourboires plus conséquents. Elle rentrait, épuisée, faisait un brin de toilette pour se débarrasser des odeurs d'alcool, de tabac et de relents de la Tamise et se laissait tomber sur son lit pour s'endormir dans la minute. Sa dernière pensée était pour sa mère et ce qu'elle penserait de cette vie, certainement bien loin de ce qu'elle aurait souhaité.

Mais un jour, son quotidien fut froissé par la plus inopportune des visites en un lieu des plus précieux pour elle.

C'était un vendredi brumeux. Le brouillard si coutumier aux londoniens effaçait dans le ciel blanc un soleil déjà bien haut. La chaleur avait ce quelque chose de moite, de désagréable qui faisait regretter à Alice la canicule sèche des derniers jours. Mais se méfiant des caprices du temps, elle se contenta de prendre son châle et mit sa robe la plus légère, aux tons pastels. Descendant les marches de la maison, elle ne prêta pas attention à l'égoutier qui balayait le caniveau avec son balai à poil dur et le bouscula. La forte puanteur qui se dégageait de lui fut si pénétrante qu'Alice ne put réprimer un mouvement de recul. Cependant, elle rattrapa son impair, faisant un gros effort pour ne pas offenser l'ouvrier en portant sa main à sa bouche. Vêtu de vêtements presque à l'état de guenilles et recouvert d'une blouse en lambeaux, le malheureux s'excusa, la bouche de travers, déformée par une attaque, vraisemblablement.

― Pardon, monsieur !

― Oh, non, ma p'tite dame ! C'est à moi de m'excuser. Pardon, ma p'tite dame. Il leva haut son galurin qui faisait pitié à voir et se courba comme si elle était une dame de la haute.

Alice renouvela ses excuses et repartit de bon train, de peur d'être en retard. A cette heure, les rues de Londres étaient un chaos où les vies des infortunés se mêlaient à celles des nantis dans une invisible sphère, chacun ignorant tout de l'autre, errant ou vaquant à ce qu'il y avait d'important à leurs yeux. Les maraîchers et les charretiers convergeaient vers Covent Street, poussant leurs carrioles pleines de victuailles qu'ils lorgnaient d'un œil mauvais, décourageant les bandes de gamins prêts à les attaquer. Ils devaient alimenter les étables du marché déjà en place depuis plus d'une heure et non les bouches de rejetons affamés. Les filles de cuisine, panier en main, faisaient déjà les courses pour la journée. Les crieurs annonçaient les gros titres des journaux qu'ils vendaient pour quelques pennies à peine et les grabataires faisaient la manche. Les fiacres, cabs et omnibus s'entrecroisaient au son des récriminations de cochers qui voulaient aller plus vite que leur voisin. Dans ce capharnaüm, les plus courageux descendaient sous terre et se perdaient dans le Tube : le métro. Alice n'avait encore jamais osé le prendre, mais s'arrêtait souvent à l'une des bouches de la Metropolitain Railways, tout premier réseau construit en 1863. Elle regardait les téméraires s'y enfoncer et entendait parfois les wagons arriver dans un tonnerre effrayant. Chaque matin, elle se promettait d'essayer au retour et chaque soir, trouvait une excuse pour ne pas le faire, encore trop empreinte de sa vie passée.

66 Exeter Street, Tome 1 : Le secret de la chambre 36 [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant