8. Fouine et Dragon - Partie 2

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Limehouse était un quartier d'une incroyable vitalité, fait d'une richesse ethnique qui s'épandait à chaque coin de rue. Par la proximité des docks, pas une venelle, pas une artère n'était vide d'échoppes, d'établis achalandés d'objets provenant des quatre coins du monde, dans un maelström d'individus aux origines aussi diverses qu'invraisemblables dans le cœur de Londres. Le foisonnement de couleurs était aussi délirant que la chaleur qui faisait s'onduler la proche ligne d'horizon, faisant des badauds des formes sinueuses dans un désert de pierre. La cacophonie environnante était quant à elle tout aussi incompréhensible que fascinante, mêlant cultures et dialectes séculaire. Ici, l'anglais de passage était loin de sa nation et baignait dans un microcosme tribal bien distant de sa raideur britannique. Car ce secteur de Londres était désormais l'enceinte des vagues immigrantes d'Europe et surtout d'Asie. Plonger dans Limehouse, c'était sentir, toucher, voir, entendre, goûter la Chine dans tout ce qui faisait sa spécificité culturelle. C'est dans ce microcosme au sein de Londres, que les recherches de Delhumeau et Ferguson les avaient mené.

A l'ombre d'une ruelle, une silhouette observait ce monde, se sentant dans une total harmonie, comme habitué des lieux et de la langue. Il fit quelques pas pour passer sur le trottoir voisin afin de ne pas perdre de vue les deux anglais, dégingandés par la canicule qui sortaient d'une officine d'apothicaire. Voilà déjà une bonne heure qu'il les suivait avec assiduité, se régalant de voir les deux hommes ressortir bredouilles mais persévérant dans leur recherche. Il s'amusa du grand gaillard, fin et sec, gardant une attitude toute militaire et qui découvrait les lieux, curieux de tout. A son contraire, son compagnon évoluait avec nonchalance, la chemise à demi ouverte. Tournant à un coin de rue, il le vit froncer le visage cherchant dans la foule quelques connaissances.

En vérité, l'homme qui les suivait depuis un moment savait que Henry Delhumeau et le docteur Camille Ferguson étaient de fins limiers et que sa présence avait indubitablement été trahie par son manque de discrétion. Il ne s'en inquiéta pas, se sachant dans une certaine sécurité et s'amusait déjà du petit tour qu'il allait leur jouer. Il observa les deux hommes se séparer, décidés à mettre toutes les chances de leur côté ainsi.

Henry Delhumeau entra dans une nouvelle boutique à la devanture d'un rouge cramoisi et Ferguson s'apprêta à pénétrer une autre un peu plus bas. Visiblement, le propriétaire était absent et le docteur en fut quitte pour se laisser distraire par des vapeurs appétissantes.

Le chasseur sourit et abandonna sa filature pour s'enfoncer un peu plus dans une ruelle. Il y retrouva quelques hommes restés en retrait et prêts à lui obéir pour une poignée de pennies.

Dans une semi obscurité, malgré l'éblouissant soleil du dehors, Delhumeau fut assailli par l'atmosphère entêtant des lieux. A moins que cela ne fut plus exactement les relents âcres de l'opium, qu'il lui semblait déceler. Il était fait courant, pour tout londonien amateur de la chose ou pour tout policier, que dans ce quartier, les bas fond et les arrières pièces de maisons ou de boutiques, de prime abord fort respectables, servaient en réalité de temple de la consommation d'opium. Et quoi de plus naturel que cela puisse se faire dans la boutique d'un apothicaire.

Delhumeau fut convaincu de ses soupçons en entendant une quinte de toux étouffée venant de dessous ses pieds. Le parquet de bois laqué de noir était ajouré par endroit et laissait passer les lumières diffuses de bougies sur le déclin. Le français sourit et observa les lieux. Parfaitement aligné sur des étagères qui allaient du sol au plafond, des boîtes et bocaux de verre aux dimensions parfois impressionnantes se disputaient la place. Chacune le réceptacle d'un remède séculaire sous forme de bâton, poudre ou pâte, quand il ne s'agissait pas littéralement de morceaux d'animaux noircis et desséchés par un savoir faire qu'il n'aurait pas rechigné à connaître. Mais loin de ses considérations qu'entretenait sa soif de connaissance coutumière, ce qui l'intéressait pour l'heure était l'homme qui sortait d'un petit réduit coupé de la vue du visiteur par un rideaux de perle. Un vieil homme au visage fait de ridules, à la longue natte blanche parcourant son dos voûté de soie jaune, où se dessinait un dragon à la gueule béante et aux yeux exorbités, paraissant sortir tout droit de l'iconographie que l'on se faisait du vieux sage chinois. Sa longue barbe bien peignée tressauta quand Henry ouvrit la bouche parlant dans sa langue natale en réponse à ses salutations. Comme les apothicaires interrogés précédemment celui que Delhumeau appelait déjà le vieux moine, voulait impressionner le visiteur blanc de son dialecte abscons. Et comme avec tous les autres avant lui, Delhumeau répondit dans la même langue.

66 Exeter Street, Tome 1 : Le secret de la chambre 36 [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant