19 - Tesson de vérité - partie 1

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Il avait été là ! A quelques mètres de lui, seulement. Cette chance et ce cauchemar avaient pris corps et traits. Enfin, le spectre du doute n'était plus. Seul le voile diaphane de la réalité crue plongeait son esprit dans la plus grande des tourmentes.

Delhumeau en décupla une force que jamais il n'avait connu ou ne se serait cru capable d'exalter d'un corps qui avait connu bon nombre d'épreuves. Et ses côtes douloureuses de la rixe dans Limehouse n'étaient plus qu'un lointain souvenir, tant son être aspirait à attraper Sir Leiton.

Louvoyant entre les fiacres, évitant les chevaux, Delhumeau courait entraîné par des ailes invisibles, poursuivant cette voiture dans laquelle s'était engouffré le plus grand de tout ses ennemis : cette part de lui qu'il avait reniée jadis et qui, pourtant, restait encrée dans les tréfonds de son indicible nature.

Le hennissement d'un cheval à robe brune ne le fit pas se retourner. Pas plus que les invectives du cocher qui regardait aussi médusé qu'apeuré ce fou qui avait pris part au ballet des voitures.

Le cœur battant, les jambes cadencées, la poitrine gonflée et brûlante, Delhumeau avisa un chariot qui s'apprêtait à lui couper la route. Mû par cette étrange force qui avait pénétré son être et lui soufflait cette invincibilité, il sauta à temps, agrippa les courroies de la voiture, enjamba le chauffeur, sauta du véhicule le temps d'un battement d'ailes. Il se plaignit une fraction de seconde de sentir son épaule douloureuse d'une roulade sur le pavé et reprit son envol. Il pouvait rattraper cette voiture. Il le devait !

Alice, témoin de la scène, avait poussé un cri, effrayée. Percluse par la folie qui avait engendré ce monstre que rien ne pouvait arrêter sur la route longeant Hyde Park, elle se cramponnait au bras de Ferguson qui, lui, restait étrangement calme. Mais elle ne s'y trompait pas. Sa prostration n'était que le symptôme d'une peur aussi grande que la sienne.

— Que faisons-nous, Camille ?

En homme de sciences, Ferguson savait qu'il était inutile de suivre son ami. Quelque chose possédait Henry Delhumeau qu'il ne pourrait rattraper, à fortiori avec la jeune femme à ses côtés qui avait du caractère mais pas un corps d'athlète. Mais il était prêt à faire front de l'impossible, les barrières de son amitié n'ayant aucune limite. Il fut incité à le suivre.

Ce premier pas vers une course folle fut stoppé par son nom scandé avec force dans la rue, supplantant le son distordant du martèlement des cheveux. Il se retourna et aperçut dans un landau dont la portière s'ouvrait à leur hauteur, Bromfield et le mystérieux monsieur Français.

Sans chercher d'explication, il saisit cette aubaine et poussa Alice par la taille. La jeune femme prit la main de Bromfield qui la souleva presque de terre, aidé du Français. Ferguson, plus alerte, retrouva un souffle de sa vie de militaire et sauta sur le marchepied prenant au vol place sans que le landau n'ait eu à s'arrêter.

— Messieurs, dit-il en remerciement.

Le français lui rétribua un sourire goguenard avant que son visage ne se fige. L'homme dans sa grande autorité se redressa.

— Dégagez-moi ça, hurla-t-il dans sa langue en faisant signe à une dizaine d'agents en civil et à des bobbies qui émergeaient le long des trottoirs, Hyde Park et le Crystal Palace restant sous haute sécurité.

L'ordre fut réitéré en anglais par un homme que Ferguson et Alice entraperçurent seulement, tant il était discret dans sa cinquantaine maigrelette. Enveloppé d'une sérénité morbide qu'accentuait son costume trois pièces noir, il souffrait vraisemblablement de la moiteur qui s'accentuait avec l'approche de nuages, et son attitude sépulcrale n'avait d'égale que ses yeux noirs. Deux fentes sur un tombeau.

66 Exeter Street, Tome 1 : Le secret de la chambre 36 [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant