17 - CP 08 27 - st 33 - Partie 1

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Les feuilles mortes amoncelées sur la chaussée, frappées par la flétrissure plus tôt que prévu, crissèrent sous les roues du cabriolet qui allait bon train dans les rues de la capital.

Des nuages s'amoncelaient dans le ciel enfin épargné d'un soleil qui avait mis la population sous sa coupe flamboyante. Chaque jour, on faisait le compte des décès liés à la canicule. Et bientôt, les journaux qui en faisaient les gros titres auraient de plus effroyables morts à mettre sous presse.

Les saccades du cabriolet empêchaient Alice de respirer convenablement. Déjà touchée par la moiteur soudaine, sa poitrine lui paraissait dure, difficile à soulever. L'air était suffocant, chargé de poussière, et une odeur métallique emplissait toujours ses narines alors que les effluves du fleuve, qu'ils longeaient, et ses remugles viciés par la chaleur étouffante étaient tout ce qu'elle aurait dû percevoir. Mais, loin de craindre la Grande Puanteur de l'été 1858 que tout Londres avait redouté de voir se renouveler, chacun de ses sens la ramenait à Trafalgar square. A ce chaos de feu et de hurlements de victimes à terre.

Par le truchement de son esprit embrumé s'était joint le souvenir de ce père, de ce qu'avait été sa vie de petite fille. Une enfance brisée. Tout juste en connaissait-elle la définition sans en avoir jamais véritablement goûté l'innocence.

Comment sa mère, une femme si parfaite, au contraire de son époux, avait-elle pu s'énamourer d'un tel homme qu'elle en était venue à se marier bien en dessous de sa classe sociale et loin de ses origines  ? Et avec quel résultat.

Les mains tremblantes malgré elle, Alice les considéra désœuvrées de ne pas parvenir à maîtriser ses nerfs devant ses compagnons, au demeurant imperturbables, malgré ce dont ils avaient été témoins. La jeune femme inspira et porta son regard sur le français qui lui faisait face. Henry Delhumeau était accoudé à la portière, regardant les maisons qui bordaient la Tamise. Il y avait dans ses traits cette légèreté qu'aucune avanie ne pouvait toucher et il paraissait profiter de la promenade. Pourtant, son regard s'était fait plus sombre. Voile noir qui couvrait ses prunelles grises d'un ciel ombrageux.

Le tonnerre gronda au loin et la jeune femme sursauta, apercevant enfin les rouleaux de coton gris dans un ciel électrique.

— Ce n'est rien, Alice, chuchota Ferguson.

— Oui... Pardonnez-moi, s'excusa-t-elle auprès de ces trois messieurs.

Dans leur précipitation à partir au plus vite pour rejoindre le 66 Exeter Street, s'était invité un élément de marque. L'imposant inspecteur Bromfield se tenait aux côtés de Delhumeau.

N'ayant eut de lui qu'un vague souvenir de l'arrestation arbitraire dont avait été le jouet Delhumeau, une dizaine de jours auparavant, elle observait un peu plus ce rondelet bonhomme. Mais c'était bien là la seule trace de laisser-aller chez cet homme, pur fruit de la nation qui chérissait les ouailles de son empires. Car, de ce que lui en avait appris Ferguson, Bromfield était un irlandais pur souche, enfant arraché à ses racines par la famine de 1847.

De toutes ses considérations, la jeune femme en déduisit que Bromfield était loin d'être un homme sans envergure. C'était au contraire une force de la nature, qui avait su s'imposer dans une société qui les avait rejetés de prime abord, lui et les siens. Tonnant sans cesse, il était perpétuellement dans une tempête entre ses devoirs, son honneur et sa lointaine patrie. Un de ces hommes qui devait froisser les codes moraux douteux de Delhumeau et, de fait, en subir quelques conséquences. Elle n'en comprenait que mieux ce qui pouvait bien séparer ces deux hommes, tout en les unissant. Ce même amour du pays d'origine et de celui d'adoption. Deux hommes déracinés que la vie n'avait pas épargnés et contre laquelle ils avaient bataillé avec force. Deux fortes têtes qui se retrouvaient sans cesse dans le conflit qui ne manquait pas de s'élever, aussi subitement qu'un vent d'automne au détour d'une venelle.

66 Exeter Street, Tome 1 : Le secret de la chambre 36 [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant