20 - Merveilleuse famille - Partie 1

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Elle n'était pas peu fière, la jolie fille en jupon rose et corsage de dentelle, vêtue comme une grande dame. Mais ce n'était pas ce regain de coquetterie qui glorifiait son ego, mais bien le chemin parcouru dans l'atelier sans que l'on ait perçu sa présence.

Le souffle court par la tension, Doraleen se rangea derrière deux barriques, près de machines où un joli duvet rosâtre trépassait, aux odeurs de fête foraine.

A sa décharge, l'atelier s'était vidé de ces hommes qui menaient une cadence folle à charger des caisses sur un chariot. N'en restait que quatre qui, penchés au-dessus d'une trappe ouverte, contemplaient le vide sous leurs pieds.

— Doucement, répondît une voix sortie des profondeurs de ce gouffre.

— Attention, ça gîte !

Ce simple mot la fit frémir. Il était raisonnable de penser, compte tenu de la proximité de la Tamise, dont les relents nauséabonds gonflés par la chaleur lui parvenaient, que cette trappe donnait certainement accès à l'un de ces soupiraux percés dans les entrailles de Londres et par où refluaient les eaux usées, quand le fleuve ne s'y engouffrait pas à la marée montante. Par un dernier éclat de soleil que des nuages sombres cachaient, une valse de lumière se répercuta sur le bois de la trappe. Un bel effet pour le reflet d'un rayon sur l'eau. Voila une échappatoire qui n'était pas inintéressante pour une jeune femme en perdition.

Doraleen inspira longuement, songeant qu'elle aurait peut-être plus de chance de s'enfuir par cette trappe que par la grande porte, la cour étant encore occupée de quelques fifrelins qui s'amusaient d'un chat pinaillant devant une souris apeurée.

La perspective, cependant, de plonger dans les eaux saumâtres du fleuve ne la régalait pas plus que la vue de Reynald, l'âme damnée de Daniel, qui traversait l'atelier à grands pas pour ouvrir la porte de l'appentis aux murs de vitres brisées, dans laquelle les silhouettes de Daniel et du mystérieux professeur restaient stoïques devant un spectacle qu'elle ne pouvait contempler de sa position.

— Monsieur, tout est chargé.

— Parfait, entendit-elle, reconnaissant la voix de Daniel Delhumeau qui faisait dos à l'entrée.

Un silence étrange qui la mit mal à l'aise s'installa, tandis qu'elle dût se rencogner un dans sa cachette en voyant venir par derrière elle deux hommes traînant dans leur bras un troisième qui paraissait éprouver des difficultés à marcher sans ses cannes humaines.

Amené près de la porte, Daniel se retourna enfin pour considérer ce nouveau paquet d'un regard placide qui n'augurait rien de bon pour l'avenir de ce pauvre bougre.

— Je voulais demander, monsieur. Qu'est ce qu'on fait de... de lui.

Celui qui, depuis le début de sa détention, paraissait avoir la main du pouvoir se retourna impérieusement et dévisagea son acolyte, le pernicieux professeur au yeux d'aigle.

— Professeur Appletown !

Ce dernier se retourna tandis que Doraleen fut parcourue d'un frisson. Appletown. Le nom de famille d'Alice. Le nom sur le livre que Delhumeau avait acheté dans la petite librairie de monsieur Potter et qu'il lui avait mis sous le nez dans la voiture les menant à Hyde Park. Doraleen eut un regain de vie à l'endroit de sa curiosité et de son intelligence et comprit sa méprise. Ce livre qu'elle avait vu comme une simple allusion à la vie de sa jeune amie était, dans l'esprit d'Henry Delhumeau, une découverte cruciale dans son enquête sur ces mystérieuses morts.

Elle était donc en présence du père d'Alice. Il n'y avait pas de petites coïncidences dans la vie, mais de singulières coalitions du destin, avait toujours pensé la jeune femme, témoin là encore d'une facétie de l'existence. Elle en resta médusée quelques secondes, tandis qu'elle observait le professeur endimanché reposer un flacon dans une précieuse boite en bois et s'approcher du seuil de la porte, impérieux.

66 Exeter Street, Tome 1 : Le secret de la chambre 36 [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant