22 - Vieux Cabotin - Partie 2

540 71 33
                                    

Les rayons du soleil formaient de chimériques halos de lumière sur la pierre, illuminant l'herbe brune et les recoins enténébrés du petit jardinet. Les oiseaux chantaient une douce mélopée et l'agréable chaleur parcourait sa peau avec délicatesse. L'air embaumait un léger parfum de fleurs, malgré sa coutumière pollution. L'été cuisant ourdissait un automne salvateur. Toutes ces petites choses de la nature sur lesquelles Alice avait jeté, jusqu'alors, un regard atone, la captivait. Trop longtemps elle s'était laissée ancrer dans un quotidien où la contemplation de ce qui l'entourait n'avait pas sa place. Excepté pour les avanies de son existence, elle n'avait profité d'aucun des dons de dieu sur cette terre.

Et pourtant, avec une saveur nouvelle et une ardeur de vie qu'elle se découvrait, Alice admirait mère nature et son œuvre. Tout était si différent, aujourd'hui. Sa propre existence avait basculé de façon progressive, ces derniers jours, pour s'effondrer définitivement il y avait moins de quarante-huit heures. La résurrection d'une nouvelle Eve, dans ce nouveau jardin où le futur serait contraire du passé.

Elle se retourna et considéra la cuisine du 66 Exeter Street. Propre, méticuleusement rangée, jamais cette pièce ne lui était apparue si accueillante. L'odeur du savon noir, du cuivre des casseroles et de la brioche tiède qui avait été préparée le matin même par Doraleen, dont la sylphide silhouette émergea de la lingerie, la rendait pleinement heureuse.

— Mais que faites-vous debout ? Vous avez été blessée, ce n'est pas sain de se lever ainsi. Allez donc vous recoucher, tonitrua la jeune femme dont les boucles miel tressautèrent le long de sa clavicule découverte de sa pauvre robe de coton bleu.

Alice se sentit presque gênée de sa toilette blanche parée de riche dentelles et dont la coupe rafraîchie la mettait au goût du jour. Doraleen méritait une bien plus belle tenue et pourtant, même la commisération paraissait lui aller. Tout en elle respirait une harmonie que peu de femmes, même de grande famille, pouvait se targuer d'avoir.

Force était de considérer l'enfant chérie de la maison d'un regard tout aussi neuf que le reste. Alice ne reconnaissait plus tout à fait la Doraleen qui était arrivée, malingre, l'âme déchirée et si fragile. Ce qu'elle avait pris pour un manque de caractère, la naïveté d'une enfant apeurée, n'était que la résultante d'une tragédie. Doraleen révélait une nature plus forte. Désarmante d'impudicité, sa sagesse avait des aspects vindicatifs singuliers.

Elle sourit, laissant circonspect la jeune nièce de sa logeuse, les poings sur les hanches.

— L'odeur délicieuse d'une brioche me titille depuis une heure et vous songez que je vais garder le lit ?

— Tout de même...

— Est-ce un thé que vous vous apprêtez à partager avec nos amis dans le jardin, sans ma compagnie ?

Alice montra du doigt la table et les chaises installées dans le petit carré de verdure que Mrs McFear avait su bien exploiter pour en faire un petit havre de paradis, dans une ville qui comptait plus d'usines aux longues cheminées que de parcs.

— Bien sûr que non. Je vous aurais fait venir une fois que tout aurait été prêt. Maintenant allez vous rallonger. Ce n'est pas sérieux ! Vous avez tout de même reçu une balle.

Doraleen mit la dernière touche de sa préparation, en découpant une brioche ronde et dorée, dont le fumet sonnait l'heure de la gourmandise.

La douleur étant encore vive au niveau de sa cage thoracique, Alice se défendit cependant.

— Dans mon médaillon ! J'ai eu beaucoup de chance et le choc m'aura laissée une douleur qui se réveille à chaque respiration trop forte, mais ce n'est qu'un bel hématome.

66 Exeter Street, Tome 1 : Le secret de la chambre 36 [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant