10 - Les regrets - Partie 2

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Emportée dans un maelström de corvées, Alice passa une mèche derrière ses oreilles et se plaqua aussitôt contre le mur du couloir du Regency Hotel. Devenue d'une discrétion que ne pouvait qu'approuver Delhumeau, la jeune femme laissa passer ces messieurs dames qui ne la remarquèrent même pas, tant sa personne se confondait avec le mobilier. Elle souffla fortement, contrainte par la fatigue et le dédain qu'on lui infligeait, mais reprit cependant la marche de ses talons vindicatifs, la mine frondeuse et la taille malmenée, sûre de n'avoir en rien froissé l'étiquette. Tenant contre son bassin le panier de linge fraîchement repassé, Alice arpenta le couloir et prit la direction de l'escalier de service menant à son étage. L'osier crissait à chacun de ses pas et marquait sa peau de stridules douloureuses, au travers du tissus, à chaque marche avalée. Faisant fie de la douleur, Alice commençait à aimer son travail. Pas seulement celui de détective, mais également de femme de chambre dans un grand hôtel. Faire les chambres, apporter des plats commandés par la quinzaine de clients de son étage n'avait rien d'exaltant certes, mais elle était le témoin privilégié de la vie cossue d'un rang social qui lui était supérieur. Un univers que l'on pouvait jugé polissé et intouchable. Il n'en étaient rien. Ces Grands, bien sous tout rapport étaient semblables aux petits-gens à cette différence suprême : l'hypocrisie qui les caractérisait. Couples se disputant ; messieurs qui prônaient la vertu des femmes mais ne manquaient pas d'en tâter le derrière ; femmes fraîches et bien faites, mais rendant le linge souillé comme un ouvrier de Wapping. Et puis il y avait ces messieurs tout en douceur avec madame, mais un mot de trop et c'était la roustance ou la promesse d'un divorce. A une époque telle que celle-ci, aucunes femmes ne pouvait se le permettre. Et que penser de ces couples qui n'en étaient pas, ou pour quelques heures seulement. Illégitime ou profitant de la monnaie trébuchante ; la concupiscence se faisait parfois entendre dès le début d'après-midi dans les couloirs du troisième étage.

Un monde à part qu'Alice n'aurait jamais soupçonné, tout juste imaginé. Jane, la petit soubrette tout en aguichantes formes, l'aidait avec entrain. Windford rouspétant à tout va se faisait cependant par moment discret. Un peu trop. Voila un petit manège que la jeune femme avait remarqué dès son deuxième jour et qui l'intriguait. Aussi, durant cette journée, Alice prit plus de soin de l'observer et ce qui se produisit en fin d'après-midi l'interpella. Du seuil de la porte du 39 d'où elle venait de servir le thé, la jeune femme le vit regarder en tous sens avant de prendre la petite porte du dressing. Trop curieuse d'avoir le fin mot de ces étranges attitudes, elle s'approcha de la porte à pas feutrés et tendit l'oreille. Par-delà le bois peint, elle entendit le bruit de verres s'entrechoquant. Certainement les bouteilles de Cologne dont on aspergeait les taies d'oreillers pour les rendre plus odorantes. Mais souhaitant en être sûre et ne comprenant pas les allures soupçonneuses du majordome, Alice s'apprêta à regarder par la porte quand Jane arriva par derrière elle pour la surprendre d'une main vive. Il s'en fallut de peu qu'Alice pousse un cri qui l'aurait trahie.

― Eh bien, curieuse, qu'est ce que tu fait ?

― Rien, feignit Alice une fois à l'écart de la porte du dressing.

― A d'autre. Je te trouve bien fouineuse.

Alice se mordit la lèvre et décida de retourner la situation à son avantage.

― Tu ne l'es pas toi ? Il y a eu des morts à cet étage.

― Oh, ça ? Je m'en moque bien.

L'air faussement désintéressé, Alice fut persuadée du contraire.

― Menteuse, s'amusa la jeune femme, renouant la complicité avec une Jane égayée quand elle entra dans le petit réduit où ils pouvaient prendre le thé.

― Alice ! Je suis sûre que tu adores lire les nouvelles pleines de mystères.

Jane la pourvut d'un clin d'œil complice et alluma la lampe à gaz. La petite pièce, sommairement éclairée par les rayons filtrant par une toute petite lucarne, s'illumina de sa d'une clarté presque surréaliste. Alice s'attabla et laissa Jane chauffer l'eau du thé sur un petit réchaud en cuivre, le poêle ne servant que l'hiver et encore. Au prix du charbon, l'hôtel faisait des restrictions par le bas. Par l'entrebâillement de la lucarne, le roucoulement des pigeons qui avaient fait nid sur les toits était aussi entêtant que le besoin d'échapper à cette touffeur.

66 Exeter Street, Tome 1 : Le secret de la chambre 36 [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant