9. 66-68 - Partie 2

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Le ballet de la nuit était captivant. Un voile de tulle noir brodé de strass pour une danse nocturne avec une lune claire et pleine. La symphonie était juste un léger écho de sabots frappant le pavé, un orchestre de percussions et d'instruments à vent muets, presque imperceptible. Où étaient les violons et les flûtes, les harpes et le triangle ? Où était la pluie diluvienne qui viendrait soulager la ville de la canicule ?

Doraleen resta contemplative, accoudée sur le chambranle de la porte de l'arrière-cour, perdue dans ses pensées. Dans ce carré de jardin protégé de hauts murs de briques rouges, elle admirait les étoiles festoyer. Le ciel pur était des plus apaisant, malgré la moiteur. La jeune femme passa le torchon qu'elle portait à la main sur sa nuque et dans l'échancrure de son corsage impudiquement entrebâillé. La sueur s'accumulait un peu partout sur son corps, dévalant le long de ses jambes nues sous une robe encore trop épaisse. Il se faisait tard. Elle allait pouvoir se coucher, enfin et se défaire de ce carcan de tissu pour une éponge d'eau fraîche et un lit confortable. Mais se retournant, son vain espoir fondit sous la chaleur indélicate d'un Delhumeau négligemment appuyé près de la porte de la cuisine. Bras croisés, manches remontées, chemise entrouverte, cheveux en bataille, ses yeux froids distillaient un relent de concupiscence qui lui procura des suées supplémentaires. Bien plus que son sourire en coin, presque délictueux. Elle se demanda depuis combien de temps il était là à l'observer.

— Que voulez-vous ?

— Mon dîner. Je ne l'ai pas eu et je meurs de faim. Je paie assez votre tante pour exiger mes trois repas par jour !

Le ton était aussi exécrable de compréhension que son visage qui se tordit d'une sourde douleur quand il s'assit à la table de la cuisine, en se tenant les côtes.

Doraleen soupira, agacée. Cependant, la douleur du français lui faisait de la peine. Elle lui sourit et eut pour réponse silencieuse un léger soulèvement de lèvres qui pouvait être pris pour un sourire. Elle se résolue à sortir d'un buffet à deux pièces patiné par le temps, deux assiettes, des couverts et des verres. Le servant d'une tranche de rôti froid et de salade, préparant une tartine de terrine et remplissant son verre d'un vin de bonne qualité, elle se montrait serviable à l'instar d'une bonne épouse devant un Delhumeau qui jeta un regard alentour. Il avait toujours aimé cette cuisine grande et spacieuse, elle était chaleureuse. Les meubles d'un bois clair sur des murs peints en deux tons, blanc et Terre-de-Sienne. Le piano toujours parfaitement briqué au savon noir. Les casseroles de cuivre bien alignées. L'évier de porcelaine blanche et sa pompe dominée d'une faïencerie portugaise aux dominantes rouge et ocre étaient une harmonie des plus agréable, en particulier l'hiver. Le parquet était impeccablement briqué, dégageant une odeur qui lui rappelait son enfance, bien que le vernis ait depuis longtemps trépassé sous les talons énergiques de Mrs McFear.

Il posa son regard sur la porte qui donnait sur la buanderie de la maison. Une longue pièce pourvue d'une deuxième entrée donnant sur la maison d'à côté, le 68 Exeter Street. C'est que Mrs McFear, de son prénom Victoriana, avait fait un beau mariage avec le défunt monsieur Léopold Haywood, un riche négociant en tissus, dont elle n'avait pas gardé le nom. Il s'était offert ces deux maisons. L'une pour ses affaires et l'autre pour une grande famille. Malheureusement, ce rêve était resté stérile. Devenue veuve, Mrs McFear avait fait faire quelques travaux. Quelques trous ici et là qui faisaient communiquer ensemble les deux maisons, aujourd'hui. Ainsi, les deux salons étaient devenus une salle à manger au 68 Exeter Street et un salon qui ressemblait plus à une grande bibliothèque au 66. La moitié de la cuisine du 68 était devenue la buanderie et l'autre moitié avait agrandit la cuisine du 66.

Le 68 Exeter Street. De bien heureux locataires qui n'avaient quasiment jamais eu à souffrir des taquineries névrotiques de Delhumeau, mais n'avaient cependant pas échappé à son incurable curiosité. Au premier étage, les grands appartements semblables aux siens étaient le domaine privilégié de sa logeuse. Un grand salon qui contenait son bureau et une chambre donnant sur un balcon que lui-même avait totalement délaissé. Le deuxième étage était les appartements du couple Ratchett. M. et Mrs Ratchett étaient respectivement athée et catholique, grand et replète, myope et acariâtre, brun et blonde, naturaliste et épouse. Les petites instigations de Delhumeau l'avaient poussé à se demander si monsieur n'était pas plus de l'acabit d'un pilier de comptoir, évitant les éternelles jérémiades de madame qui demandait fortune. De ce couple était né deux filles devenues grandes et épouses. Delhumeau s'imaginait difficilement ce que pouvait donner un tel mélange. Pourtant, M. et Mrs Ratchett restaient perpétuellement mariés, ourdissant d'odieux plan de disputes en semaine pour mieux se réconcilier d'une ballade dans Saint-James parc tous les dimanches après-midi qu'il pleuvent ou qu'il vente. Pour l'heure, ce couple dissonant était en vacances chez une de leurs filles pour tout le mois.

66 Exeter Street, Tome 1 : Le secret de la chambre 36 [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant