22 - Vieux Cabotins - Partie 1

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Dans toute sa gloire, il martelait le parquet ciré au son d'une Marseillaise qu'il était bien seul à entendre. Henry Delhumeau était acrimonieux, affecté par l'égoïsme et un narcissisme désavoué, mais bien présent. Cependant, il était également patriote, fier de son pays et de ses origines. Une ambivalence qu'il ne comprenait pas lui-même, mais qui rendait plus complexe sa nature et parfaisait ainsi cet être exceptionnel né en 1871, lors de la Commune, de la guerre et de la franche camaraderie, l'un n'allant sans l'autre car chacun y connaissait son lot de souffrance et de trahison. Beaucoup étaient tombés et lui, toujours debout, érigeait ce sentiment de plus en plus fort d'appartenir à un monde plus vaste.

La mort de Louise et la déchéance de Daniel avaient tout autant contribué à sortir de la fange de ses erreurs l'homme qu'il était aujourd'hui.

Avait-il toujours eu le goût de l'aventure, que les tourments de la guerre avaient rendu apathique ? Il s'en eut fallu de peu que son esprit, alors en berne de toute nourriture intellectuelle, n'en meurt et ne se laisse aller à quelques malhonnêtetés qui lui auraient fait suivre la voie de son frère.

Mais le destin en avait décidé autrement et mis sur son chemin, ce matin du 8 décembre 1877, rue Terme, Clément Petitpont. Rencontrés sur les barricades dans un Paris saigné à blanc, ils se retrouvèrent dans le Lyon de leur enfance commune. Il sut plus tard que cette rencontre fortuite ne l'était en rien. Clément Petitpont l'avait cherché et trouvé sans trop de difficultés, tandis qu'Henry poursuivait ses études en médecines et en physique. S'en était suivi une scabreuse affaire de chantage qui visait a ébranler les fondements d'une nation balbutiante dans la paix. Alors enclin à grignoter tout ce qui pouvait éveiller les saveurs de la vie, Henry avait fait montre de son génie et retrouvé ce délice inné pour les déductions, ainsi que l'admiration que l'on pouvait lui témoigner en conséquence, en mettant à mal les plans de l'odieux maître chanteur qui travaillait pour des strates si hautes qu'elles en avaient cloisonné tout chemin menant à elles. Le séide avait été condamné à mort et ses commanditaires restèrent à l'abri de toutes conséquences fâcheuses. Il avait goûté ce jour l'amertume du secret et depuis, ne s'en était plus lassé.

Être le centre de toutes les attentions, voilà bien ce qui le poussa alors à accepter la proposition de son ami d'entrer au sein des services secrets, dont il était lui même une jeune recrue. Certes, il était un homme dans l'ombre, mais un atome libre faisant partie d'un tout glorieux. Qu'il ait sauvé les affaires d'Adolphe Thiers, alors président de la IIIe république, et en fut remercié en sa présence, avait été un prestige supplémentaire. Il en évitait, de ce fait, l'obligation d'un service militaire qu'il avait évité par ses études et qui l'aurait enchaîné durant cinq années. Il en oubliait également Louise et son frère, même si ils eurent nombre d'occasions de se revoir, par la suite. Car où les intérêts de la France se trouvaient menacées, Daniel paraissait toujours faire partie du canevas. Jusqu'à ce que le dernier fossé qui les opposait fut franchit sur les toits de la basilique de Fourvière, quelque mois avant l'achèvement des travaux en 1881.

Le son du coup de feu retentit dans son esprit, brisant la musique de sa conscience tranquille.

Daniel.

Comment pouvaient-ils seulement être frères ?

Leur mère avait du avoir quelques infidélités, ce ne pouvait être autrement ! Voilà bien une question qu'il ne s'était jamais permis de poser, même dans ses plus froides colères ou en de grivoises libations familiales. Nonobstant le respect qu'il devait à sa mère, il savait que tout l'unissait à Daniel, des liens forts d'un même sang à ce penchant viscéral pour l'intrigue. Ils n'avaient tout bonnement pas choisi de servir la même cause.

Toutes ces considérations et digressions dans le passé qu'avaient accompagné son parcours entre les murs de l'ambassade française où Chapuis avait son bureau, n'étaient que subterfuge pour Henry. Il se cherchait, en fait, une source d'amusement pour cacher son ennui profond de devoir assister à ce rendez-vous qu'il avait pourtant lui-même sollicité.

66 Exeter Street, Tome 1 : Le secret de la chambre 36 [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant