13. L'art raffiné de l'ecchymose

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22 octobre 2017

Ken avait envie de se frapper la tête contre les murs, assez littéralement.
Il avait attendu avec tellement d'avidité la réponse de Jack qu'il s'était jeté sur son téléphone à la seconde même où il avait fini par vibrer, et avait répondu de la façon la plus stupide qu'il soit. Il s'était imposé de lui-même chez elle, sans même envisager que son message n'était peut être pas une invitation à venir la rejoindre.

La rejoindre où, d'ailleurs ? Mohammed avait lâché une fois que la jeune femme habitait hors de Paris intra-muros, à Ivry si sa mémoire ne le trompait pas, mais c'était tout ce qu'il savait. Et il avait répondu de manière tellement péremptoire et affirmative qu'il se voyait mal lui demander maintenant où est-ce qu'il devait aller.
Le grec ne se reconnaissait plus vraiment, il était à la limite de l'hystérie intérieure pour une femme qu'il avait vu trois fois dans sa vie, sans pouvoir discuter plus de quinze minutes en tête à tête avec elle. Pourtant, quelque chose dans cet emballement soudain était étrangement agréable, comme un sentiment sous-terrain, lancinant et fascinant à la fois. Il se sentait flirter comme un adolescent, et cette légèreté retrouvée, alors qu'elle l'avait quitté depuis longtemps, lui faisait un bien fou.

Mais l'angoisse de passer pour un con, d'être maladroit une fois de plus, se rappela à son bon souvenir lorsque, bomber sur les épaules et clés en main, il réalisa qu'il ne savait toujours pas dans quelle direction partir. Il songea un moment à demander à son pote, mais il savait que Sneaz le traquerait pour savoir pourquoi il lui demandait l'adresse de Jack, surtout à cette heure avancée de la soirée.
Inconsciemment, il n'avait pas forcément envie de parler de cela avec ses potes. Jack n'était pas un plan cul, ni même une fille sur qui il avait particulièrement des vues, et il se savait bien incapable d'expliquer son engouement soudain pour elle. Quelque part, l'idée de garder cette part de mystère, de conserver une petite partie de son jardin secret lui plaisait, lui qui avait depuis quelques années déjà abandonné tout espoir de mener une vie privée normale.
Il voulait garder pour lui les balbutiements de cette relation naissante, si tant est qu'on puisse appeler cette succession de messages étranges une relation. La surexposition médiatique dont il avait fait l'objet ces dernières années, tant dans la presse spé' que généraliste, et même dans la presse people, l'avait poussé à se faire plus discret pour protéger ce qui pouvait encore l'être de son intimité.
Un peu égoïstement, il jugea que la soirée qui allait se dérouler n'appartenait qu'à lui et à Jack, et que personne n'avait besoin d'en être tenu au courant, pas même ses meilleurs soss'.

Ken souffla de soulagement lorsqu'il sentit son téléphone vibrer dans sa main. Il semblerait que la jeune femme avait lu dans ses pensées, puisqu'elle venait de lui envoyer, sans rien y ajouter, la capture d'écran Google Maps de son adresse.
Il était un peu déstabilisé par la parcimonie avec laquelle elle utilisait les messages textes. Lui qui avait tendance à en faire des caisses, à écrire des pavés en pianotant furieusement sur l'écran tactile, était désarçonné de voir que Jack ne répondait que par des messages très courts, qui ne s'embarrassaient pas de futilités superflues.
Il aurait pu prendre ça pour de la froideur à son égard, mais le fait qu'elle lui ait plus ou moins proposé de passer et lui avait ensuite envoyé son adresse le conforta dans l'idée qu'elle n'était pas opposée à la venue du jeune grec.

Dans un dernier élan de courage, il laissa la porte de son appartement claquer derrière lui, pour prendre la direction de la banlieue Sud de la capitale.

***

Jack avait pris la décision d'arrêter d'angoisser pour rien. Après tout, Ken n'était pas le premier garçon qui franchirait la porte de son appartement, et il n'y avait pas mort d'homme. Il était juste un pote qui passait boire un coup dans la soirée, pas de quoi en faire toute une histoire. Les capacités d'auto-persuasion de la jeune femme étaient surprenantes, d'autant que son inconscient lui hurlait qu'il n'y avait pas dans cette visite la simple venue d'un ami pour partager une bière. Mais elle décida de faire taire cette sourde sensation qui lui avait agrippé l'estomac depuis le début de leurs échanges et d'envoyer tout naturellement son adresse au brun, réalisant un peu tard qu'il ne savait probablement pas où elle habitait.

Le second souffle • NekfeuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant