21. Gremlins

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7 décembre 2017

Cinq jours.

Cinq jours que Ken se repassait inlassablement le fil des événements, dans l'espoir vain et futile de comprendre pourquoi la machine s'était emballée, à quel moment le grain de sable avait glissé et était venu faire tout dérailler.
Cinq jours qu'il y pensait et qu'il se maudissait d'être allée la voir. Qu'il se revoyait planté au milieu de son salon comme un fauve prêt à l'attaque, qu'il entendait la voix glaçante de Jack lui ordonner de partir.
Cinq jours qu'il revoyait la froideur pâle de son visage, le masque inexpressif qu'elle avait enfilé, cinq jours que résonnaient à ses oreilles les mots tranchants qu'elle avait employé et qui continuaient de le transpercer de part en part.
Il avait bien vu, pourtant, ses paupières se fermer un millième de seconde, ses jambes vaciller, au moment où il avait lâché qu'elle n'était qu'un vulgaire plan cul.
Cinq jours, donc, qu'il avait laissé ses mots dépasser de loin ses pensées, et qu'il s'en voulait à l'idée même d'avoir pu la blesser.

Cinq jours, qu'il avait laissé cette situation se gangrener et envahir son quotidien tout entier, l'empêchant de penser à quoi que ce soit d'autres.

Ses frères avaient tiqué en le voyant arriver le lendemain, le teint blafard et les traits tirés, vestiges de la nuit sans sommeil qu'il avait passé. Il avait fait comme si de rien était, esquivant les regards interrogateurs d'Hakim et les sourires qui se voulaient réconfortants de Théo. Il avait mis son casque, s'était enfermé dans la cabine du studio, et avait enchaîné les prises, sans grand succès. Les mots bloquaient dans le fond de sa gorge, il bafouillait, oubliait les paroles qu'il avait pourtant sous les yeux. Sa bouche était pâteuse, ses lèvres engourdies, sa langue peinant à suivre le rythme.

Cette incapacité physique à faire abstraction de son altercation avec la rousse le mettait encore plus hors de lui, il se sentait inutile, avait l'impression de régresser de plusieurs années-lumière. Pourtant le rap avait toujours été là, lui permettant d'habitude de canaliser sa colère et d'expier ses démons les plus profonds. Mais il devait se rendre à l'évidence, la magie des beats envoyés par Hugz n'opérait pas, il restait le même mec paumé et misérable qu'il était avant de venir.
Vexé par son inefficacité, il était sorti en furie de la cabine après une heure d'essais qui était devenue douloureusement longue. Mutique, il avait prétexté un mauvais rhume et l'effet nocif du décalage horaire pour s'abstenir de rapper depuis lors. Il s'était ainsi contenté d'écouter son crew alterner les prises de son, manquant à chaque fois de féliciter ses amis alors que c'était une tradition commune entre eux.

Cinq jours qu'il était là, mais que son esprit était absent. 

Ce matin, Mohammed et Malick les avaient rejoints au studio pour ébaucher un projet commun. Et il avait bien vu dans le regard du marocain que celui-ci savait, et pire encore, qu'il désapprouvait.

Ken n'avait jamais pris le temps, et ne l'avait pas vraiment eu non plus, de parler à son pote de la relation plus qu'ambigüe qu'il entretenait ; ou qu'il avait entretenu, il ne savait plus exactement ; avec l'avocate. Il savait que Mohammed tenait à elle, qu'elle s'était créé une place de choix en tant qu'amie dans sa vie, et qu'il aurait vu d'un mauvais œil que l'un des gars ne s'approche trop près d'elle.
Pas pour la défendre, tout le monde avait bien compris que Jack n'avait besoin de personne pour cela, mais plus pour éviter, le moment venu, de devoir choisir entre celle qui avait su l'écouter au moment où il en avait eu le plus besoin et aider Leïla dans ses heures sombres, et ses frères d'une autre mère.
Il savait aussi que le marocain avait compris qu'il s'était tramé quelque chose entre la rouquine et le grec, tant ils avaient été peu discrets en quittant sa soirée la dernière fois, et tant il l'avait bassiné à Tokyo pour savoir s'il avait de ses nouvelles, manquant une nouvelle occasion de faire preuve de tact et de finesse lorsqu'il avait fini par exploser son téléphone contre un mur.
Ce à quoi il n'était pas préparé, mais qu'il avait lu dans le regard de son ami, c'est que Jack, de son côté, lui avait parlé. À cette pensée, son cœur s'était mis à battre plus vite, plus fort. Qu'avait-elle dit ? Et qu'est-ce que Mohammed lui avait conseillé ? Devait-il lui en parler pour obtenir des informations ? Le voulait-il, après leur chaotique dernière entrevue ? Autant de questions qui se bousculaient dans sa tête.

Cinq jours que des voix hurlaient sous son crâne des interrogations contradictoires, qui l'empêchaient d'être tout à fait présent.

À tel point qu'il n'entendit pas, la première fois que Sneaz' l'interpella, debout face à lui. Ce dernier dû secouer sa main devant son visage pour le faire atterrir, et il réalisa dans un sursaut qu'on lui avait probablement adressé la parole.

- Oh gros tu m'écoutes là ? Vas-y on va faire un tour toi et moi, faut qu'on discute.

L'appréhension gagna le grec, qui ne savait plus où se mettre. En plus de lui avoir caché qu'il fréquentait son amie, il avait tout fait foirer avec elle, et son comportement complètement irrationnel lorsqu'il avait débarqué chez elle avait mis fin à tout espoir de rattraper la distance qui s'était installée entre les deux anciens amants. Ken savait que s'il ne voulait pas se mettre son pote à dos, il allait devoir se faire tout petit et accepter les remontrances qui finiraient tôt ou tard par lui tomber dessus. Il se leva pour lui emboiter le pas, et tous deux sortirent du studio sous les regards blasés mais vaguement inquiets de leur bande, pour se diriger vers la minuscule cour intérieure bétonnée qui avait déjà hébergé nombre de leurs questionnements existentiels.
Il garda un moment le regard fixé sur ses sneakers, attendait que les foudres du maghrébin s'abattent sur lui. Sa jambe tressautant nerveusement et ne supportant plus le silence pesant qui les enveloppaient jusqu'à l'étouffement, il se décida à relever les yeux pour faire face au regard noir de Mohammed qui le regardait sévèrement.

- T'aurais pas quelque chose à me dire par hasard ? Claqua ce dernier.
- J'suis désolé, je ...
- Putain mais t'en as à la pelle des meufs à niquer, et toi t'es obligé de la soulever elle !
- C'est pas ça ! Et comment tu parles d'elle ?!

Mohammed rit jaune,
- T'as le respect sélectif mon gars, c'est quand ça t'arrange. Un coup c'est une tass' comme une autre, un coup faut faire gaffe à pas parler mal.

Ken ferma les yeux, soupirant. Ses doutes se confirmaient, il savait tout. Ou du moins les grandes lignes. Et comme il pouvait s'y attendre, les mots qu'il avait lâché à l'écossaise l'avaient suffisamment atteinte pour qu'elle en fasse part à Moh'. Pourtant, derrière la culpabilité qu'il ressentait depuis, il sentit poindre un sentiment diffus d'agacement. Il avait certes largement dépassé les limites, mais Jack n'avait pas été tendre avec lui non plus. Elle lui avait répondu avec un sarcasme qu'il lui connaissait bien, mais son air moqueur avait pris une tournure presque méprisante, réduisant au statut de caprice puéril l'incompréhension sincère, quoiqu'exacerbée, dont il lui avait fait part devant son silence.

Cinq jours qu'il se retenait d'exploser, mais ses limites semblaient atteintes, ses barrières sur le point de craquer.

- T'inquiètes elle me respecte pas des masses non plus, c'est donnant donnant au moins.
- En fait je sais même pas pourquoi ça m'étonne que vous vous soyez aussi bien trouvés, vous êtes niqués du cerveau tous les deux !
- Ça veut dire quoi ça ?
- Vous êtes deux grands handicapés relationnels, obligés de vous foutre sur la gueule et de vous balancer des horreurs plutôt que de vous dire que vous vous êtes manqués.
- N'importe quoi, tu pètes un plomb.

Mohammed haussa un sourcil circonspect devant la mauvaise foi manifeste de son ami. Mais Ken était buté, après la morsure de l'humiliation qu'il avait subie l'autre soir, il était hors de question qu'il reconnaisse la moindre once de sentiments qu'il pourrait nourrir pour la jeune femme. C'était pourtant une démarche vaine qui ne trompait personne, pas même lui. Et il savait intérieurement que s'il avait pu remonter le temps pour modifier cette soirée désastreuse, il le ferait sans hésiter. Il choisirait plutôt d'arriver reposé, calmé, devant la châtaine aux reflets de feu, de lui poser calmement les questions qu'il avait sur le cœur. Ou peut-être juste de fondre sur ses lèvres, sur sa peau, tant elle lui avait manqué, tant elle lui manquait encore cruellement.

Cinq jours, et plus il y pensait, plus il savait qu'il était une cause perdue, déjà trop attaché à elle pour prétendre le contraire.

À lui maintenant, de ne plus répéter en boucle les mêmes erreurs qui conduisaient toujours à la dérive ses relations amoureuses. À lui de mettre sa fierté et son égo blessé de côté, pour éviter de s'enfoncer dans une spirale où chacun blesse l'autre pour garder la face. Il inspira longuement, toujours sous le regard du marocain, avant de reprendre la parole.

- J'ai grave merdé...

Cinq jours, et il était temps que les choses changent.

Le second souffle • NekfeuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant