33. Crazy

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1er janvier 2018

Ken avait perdu toute notion du temps, planté là sur le goudron humide devant un immeuble qui n'était pas le sien, parasité par les voix étouffées qui s'échappaient encore de la fenêtre restée entrouverte du cinquième étage.
Hakim et Idriss avaient quitté les environs depuis ce qui lui avait semblé être des heures, après s'être tacitement assurés que le grec n'allait pas partir complètement en vrille, comme il en aurait été capable quelques années en arrière. Ils l'avaient observé longuement en silence, chacun tirant sur sa clope, pendant que le brun martelait le bitume de ses pas pour tenter de trouver un semblant d'apaisement. Lorsqu'ils avaient compris que sa colère redescendait doucement, les deux frères avaient fini par le saluer sobrement, comme à leur habitude, avant de prendre le chemin du retour.

Bien qu'il fût reconnaissant de l'attention que lui accordaient ses amis de toujours, Ken avait été soulagé en les voyant finalement tourner les talons et s'éloigner. L'exaspération, les doutes, les interrogations et la colère se bousculaient dans sa tête, se mêlant à la honte qui commençait insidieusement à faire sa place dans son esprit. Il était honteux de se mettre dans un état pareil, d'en arriver à une telle surchauffe mentale, surtout pour un vieux lourd bourré à une soirée de Nouvel An. Quelle originalité. Même dans le typhon qu'il avait provoqué, ce mec restait un cliché beauf. Ridicule.

S'il en était peu fier, sa réaction ne le surprenait pourtant pas. Il reconnaissait bien là son caractère sanguin, prêt à partir au quart de tour pour un rien. Cette impulsivité l'avait toujours poussée au meilleur comme au pire, et il s'était souvent laissé ballotter entre ces extrêmes au grès de ses humeurs.
Il s'était tout de même assagi au fil des années, ne laissant plus que rarement les torrents de la colère ou de l'euphorie l'emporter avec eux. Il gardait à présent la tête hors de l'eau et était capable de prendre beaucoup plus de recul sur ce qui l'atteignait.
Mais la maturité et les capacités d'introspection qu'il avait acquises étaient ce soir totalement paralysées, il se sentait comme embourbé dans ses propres pensées, incapable de faire la part des choses. Les cris au-dessus de lui avaient cessé, transformés en paroles plus basse qu'il peinait presque à entendre. Pourtant parfois une voix éclatait, souvent celle de Jack. Il tournait et retournait dans sa tête les propos de Mikey, tentant en vain d'analyser son comportement, les réactions de l'écossaise, celles de Yaël et des autres. Il se surprenait aussi à repenser aux propos de Solange, qu'il avait intercepté quelques jours plus tôt. Alors, le visage de Mikey se remplaçait par un voile trouble sur lequel il ne pouvait mettre qu'un prénom.

Et la boucle inarrêtable reprenait dans son esprit, retour à la case départ.

Soudain, il n'entendit plus rien. Jack avait soit totalement perdu sa voix à force de hurler sur l'anglais libidineux ; soit elle avait fini par l'assommer avec une casserole ou une bouteille qui traînait, les deux options étant tout aussi plausibles l'une que l'autre. Ken sourit à cette pensée, presque rassuré de voir qu'il pouvait encore avoir un minimum d'humour, même dans ce contexte peu propice à la blague. Attentif, il leva le regard vers la fenêtre encore éclairée, mais trop haute pour qu'il puisse distinguer quoi que ce soit. Il patienta encore quelques secondes, immobile, comme si le moindre mouvement avait pu l'empêcher d'entendre ce qu'il se tramait là-haut.

L'agitation dans la cage d'escalier le tira finalement de sa contemplation, lorsqu'il entendit la porte d'entrée de l'immeuble claquer dans son dos, le bruit caractéristique des talons féminins se rapprochant doucement de lui. Il ne bougea pas tout de suite, se préparant mentalement à ce qui allait suivre. Les pas derrière lui s'étaient stoppés, laissant place à une voix qu'il connaissait bien, jurant dans un anglais fatigué.

- Where did I put this fucking lighter... [Où est-ce que j'ai foutu ce putain de briquet...]

Prenant une longue inspiration pour tenter de calmer la tension qui le reprenait, il se retourna finalement pour faire face à Jack qui farfouillait dans son sac, une cigarette déjà plantée entre les lèvres.

- Tu crois pas que t'as suffisamment parlé anglais pour ce soir ? asséna-t-il sèchement.

Jack leva les yeux vers lui. Elle était ébouriffée, son maquillage avait légèrement coulé, les cernes sous ses yeux encore plus marqués que d'habitude. La fin de soirée avait manifestement été éprouvante pour tout le monde.

- Ken je suis vraiment désolée, soupira-elle. Je ne sais pas ce qui lui a pris, il...

- Vraiment, tu ne sais pas ? La coupa-t-il. Te fous pas de ma gueule Jack, Yaël a eu l'air de dire que c'était plutôt courant, au contraire.

L'avocate passa une main sur son visage, lasse. Elle avait dépensé toute son énergie dans la colère qu'elle avait ressentie contre Mikey, la mise au point brutale qu'elle avait eu avec lui l'avait épuisée.
Peu encline à passer directement au second round, qui serait certainement le plus éprouvant, elle ferma les yeux, repoussant au maximum le moment où elle devrait répondre. Elle vivait chaque parole du grec comme une agression supplémentaire qu'elle doutait pouvoir supporter encore longtemps, son ton sec l'incitant peu à une conversation posée.

- On peut en reparler demain ? Il est super tard, et je suis claquée...

- J'en ai rien à foutre ! dit-il en haussant la voix, provoquant chez la jeune femme un sursaut de surprise. Tu t'es interposée et t'as passé trois plombes à parler avec lui, tu peux bien prendre dix minutes pour m'expliquer maintenant.

- C'est clair que lui mettre un tampon comme t'allais le faire ça aurait été beaucoup plus productif, railla la rousse, soudainement sur la défensive.

- Détourne pas le sujet. Pourquoi tu le défends comme ça ?

- Je défends personne Ken, je t'ai dit que j'étais désolée... soupira-t-elle une nouvelle fois, agacée.

- Vous couchez ensemble ?

Ken avait craqué. Il avait arraché la goupille et jeté la grenade entre eux, ce n'était plus qu'une question de minutes avant la déflagration. Restait simplement à savoir à qui elle exploserait au visage.

Jack ferma les yeux, silencieuse. Elle avait eu beau ressasser le problème cent fois, elle ne voyait pas comment aborder la question sans que Ken ne s'emporte. Elle aurait préféré pouvoir lui expliquer les choses calmement, dans un autre contexte. Elle ne savait pas exactement lequel, mais ce n'était certainement pas ce soir, après l'heure pénible qu'ils venaient tous deux de passer.
Le temps ne jouait certainement pas en sa faveur, plus les secondes passaient plus Ken redevenait nerveux et agité, passant rageusement la main dans ses cheveux trop longs pour occuper ses membres qui fourmillaient d'énervement.

- On couchait, corrigea-elle, tentant de garder la voix la plus neutre possible, comme si c'était le meilleur moyen de garder la situation aussi calme que son ton.

Le brun se mit à rire jaune, regardant la jeune femme en face de lui d'un air mauvais.

- C'est une blague putain. Tu te fais baiser par ce mec et moi j'suis là comme un con à...

- Parle mieux déjà. C'est pas parce que t'es en colère que tu peux me manquer de respect, l'interrompit Jack, piquée à vif. Et qui je « baisais » avant toi comme tu dis, ça me regarde. Tu veux pas que je te fasse une liste non plus ?

- Mais putain tu te fous vraiment de ma gueule ? dit-il en haussant le ton, son regard noir luisant de colère. Tu me ramènes en soirée avec un de tes ex plans culs, tu me dis rien et moi j'passe la soirée à essayer de pas avoir envie de l'encastrer dans un mur parce que je suis persuadé que c'est un de tes potes. Et c'est toi qui me parle de respect ?! Putain ils ont bien dû se marrer tes potes, et moi je passe pour un pauvre con.

- Alors c'est ça le souci ? Ton image devant les autres ?

Ken eu un mouvement de recul, presque dégoûté. Il enrageait et les réponses acerbes de la rousse ne faisaient qu'attiser la flamme qui brûlait ses entrailles.
Evidemment que ce n'était pas le regard des autres qui le blessait. Il avait eu envie de faire bonne impression devant les amis de la rousse et n'avait d'ailleurs pas trop eu à se forcer avec la plupart d'entre eux, mais il se foutait éperdument de ce qu'ils pouvaient bien penser. Il se sentait trahi, floué, et le goût amer de la déception lui emplit la bouche. Il aimait Jack pour sa sincérité, mais elle lui faisait cruellement défaut ce soir, en tous points.

- Ta mauvaise foi me donne envie de béger. J'me barre, j'ai plus envie de t'entendre dire de la merde.

Le second souffle • NekfeuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant