Chapitre 16 - Entretien avec une défunte

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Après un changement d'autocar à Détroit et une nuit brève dans une position des plus inconfortables, la baie de San Francisco se dessina sous les yeux d'Annabelle, au travers de la fenêtre. C'était là sa ville de naissance, la ville de son enfance. Elle n'en avait que peu de souvenirs et fut donc frappée par la considérable différence avec Wakeford. Il était tard lorsqu'elle mit pied à terre, le soleil disparaissait déjà à l'horizon et l'air ambiant se rafraîchissait bien que la saison soit plutôt clémente en Californie.

Elle se rappela avoir grandi dans une de ces nombreuses maisons victoriennes, la sienne arborant une belle teinte bleutée. L'adresse était notée précieusement sur une feuille dans son sac, mais ce n'était pas là sa première destination.

D'un pas décidé, et malgré la fatigue, elle prit la direction d'une petite auberge peu chère qui lui avait été conseillé à l'accueil de la gare. Pour cela, elle devait encore traverser quelques pâtés de maison.

Autour d'elle les piétons marchaient avec leur téléphone à la main, connectés en permanence, que ce soit pour consulter les informations ou pour discuter sur les réseaux. Le passage piéton s'illumina d'une belle couleur verte pour lui permettre la traversée tandis que les moteurs des voitures se coupaient à l'arrêt, ne laissant pour seul bruit que les pas des gens et les conversations orales d'une vie bien peuplée.

Au détour d'une rue, un jeune homme s'exposait sur un large trottoir sous le regard admiratif d'une tripotée d'enfants. Celui-ci dansait en rythme avec tout un tas de pantin en mouvement sans qu'il n'ait à les manipuler avec autre chose que sa propre pensée. On aurait pu croire à un tour truqué auparavant, mais il s'agissait bien d'un Classé faisant l'artiste de rue. Pour Annabelle, c'était du jamais-vu. Personne n'aurait jamais osé exposer autant sa faculté à Wakeford. Les gens râlaient déjà bien assez de voir Cemalis léviter à quelques centimètres du sol.

Le trottoir était divisé en deux parties bien distinctes, une ligne de sécurité interdisant au moindre piéton ordinaire de la franchir. D'un premier côté, on circulait tranquillement, à son propre rythme, les gens se croisant entre eux. Puis de l'autre, sur la voie dite « pétions rapides », tous étaient équipés d'appareil accélérant leur vitesse de circulation. Chaussés de petites roues, leurs pieds exerçaient une pression au niveau de la plante pour les lancer en avant de manière stable et optimale. Ces appareils étaient introuvables à Wakeford et ses alentours.

Quand elle arriva à l'auberge, elle fut accueillie par sa logeuse, une charmante femme rondelette aux cheveux grisonnants remontés dans un élégant chignon.

Sans trop tarder, elle déposa son modeste bagage au bout du lit et garda l'essentiel sur elle pour sa sortie. Elle voulait se promener et marcher sur la terre de son enfance, mais surtout, il fallait qu'elle voie de ses propres yeux l'océan. Cela faisait bien trop longtemps qu'elle ne l'avait pas vu.

Elle emprunta alors les célèbres Cable Cars descendant jusqu'au bord de la ville et termina à pieds, laissant le vent souffler dans ses cheveux lâches. L'air doux venait effleurer sa peau comme une caresse maternelle. Ici, pas besoin de se promener tel un fantôme. On l'ignorait parce que personne ne la regardait de travers. Personne ne savait qui elle était, et cela lui faisait un bien fou. Elle pouvait pleinement profiter de l'immense vue qui s'étendait devant elle.

Le sable était humide et la marée plutôt basse. L'air était empreint de cette odeur familière d'écume qui lui évoquait les promenades avec sa mère, les pieds dans l'eau. Le soleil était presque entièrement descendu à l'horizon et seuls quelques joggeurs passaient dans le coin. Elle apprécia ce moment intime de solitude.

L'air s'engouffra dans ses poumons, revigorant son esprit. Elle se satisfaisait de cette idée d'avoir voulu venir ici et tenta de laisser derrière elle ce qu'elle avait abandonné. Elle n'était pas prête à y repenser, tout comme elle n'avait pas encore réactivé son téléphone. La jeune Croisée pouvait déjà imaginer la multitude de sonneries résonner jusqu'aux tréfonds de ses oreilles.

Annabelle Storm - L'héritière d'OrgantiaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant