Chapitre 6 - L'idiot qui ne se montre pas

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Sur les bords du lac de Wakeford, le soleil se reflétait sur l'épaisse couche de glace qui avait figé pour un temps les remous de l'eau dans lesquels les gens aimaient tant se baigner lorsque la saison le voulait bien. Cela offrait un cadre splendide, où le temps semblait s'être arrêté et où Annabelle ressourçait son âme dans le calme du silence.

Mais celui-ci n'était pas à l'ordre du jour.

- Ce film est un chef d'œuvre ! Comment as-tu pu ne pas l'aimer ? se plaignit Cemalis à l'encontre du jeune brun.

- Parce qu'il me fiche la déprime, répliqua-t-il en picorant ses tomates cerises. Tout le monde est malheureux à la fin, pour ceux qui ne sont pas mort en tout cas.

- Un film n'est pas obligé de bien finir, fit remarquer son amie qui cherchait à le convaincre.

- N'empêche que la prochaine fois qu'on sort au ciné, tu me laisses choisir le film.

Annabelle avait passé la quasi-totalité de la semaine en compagnie de ses nouveaux camarades. Au lendemain du grand nettoyage, l'Organtienne à la chevelure flamboyante n'avait pas hésité une seule seconde en apercevant la jeune fille arrivant sur son vélo. Elle s'était précipitée sur elle, usant de sa capacité pour n'effleurer qu'à peine le sol, sous le regard choqué et interloqué des passants.

Non pas qu'elle n'appréciait guère leur compagnie, Annabelle se faisait doucement à l'idée de ne plus disposer d'un seul instant de tranquillité, mais elle ne prononça pas un seul mot de tout le repas et préféra observer la querelle culturelle qu'entretenaient ses deux camarades. Depuis l'évocation du décès prématuré de sa mère, la jeune Croisée avait préféré taire ses autres tourments. De plus, cela avait de nouveau accentué ses habituelles insomnies, bien qu'elle ait retrouvé la chaleur de son propre lit. Le visage de sa mère dans le cercueil et le vide l'entourant l'avait profondément marqué. Elle avait cru finir seule, sans famille, sans plus personne pour prendre soin d'elle. Il aura fallu près de six mois pour que George finisse par la recevoir chez lui, alors qu'il était tout juste diplômé d'une école de gestion française.

Avec les deux Organtiens, elle apprenait enfin à apprécier une conversation digne de celles des adolescents de son âge. Elle manquait peut-être un peu de maturité, mais elle était fort appréciable.

Elle remarqua également que le naturel de Cemalis avait tendance à lui revenir lorsque celle-ci marmonna quelques futilités dans sa langue maternelle, une langue qu'elle ne maîtrisait pas. La Croisée ne s'était jamais donné la peine d'apprendre la moindre phrase, ni même une formule de politesse. Coincée dans le comté jusqu'à l'obtention de son diplôme, elle n'avait jamais espéré faire la connaissance du moindre Organtien avant de prendre son envol vers de nouveaux horizons.

La jeune fille frissonna en sentant un courant d'air soulever ses cheveux et venir mordre sa nuque de sa froideur hivernale. Le mois de janvier arrivait à sa fin, mais l'hiver était toujours des plus rigoureux. Ses narines étaient coulantes et une vilaine toux l'avait gagné. Il ne manquait plus que la fièvre pour lui donner une raison de rester chez elle.

Quand ils eurent englouti leur déjeuner, ils regagnèrent posément le chemin vers le lycée. Bien qu'elle ne fût plus seule, Annabelle ne perdit pas son attitude habituelle. En tant que véritable fantôme de Wakeford, elle tenait à rester dans l'angle mort de chaque habitant de la ville. Elle avait mis des mois à maîtriser son comportement, son allure, sa manière de marcher, la manière de poser le pied par terre. Il fallait être la plus discrète possible. Et elle y parvenait avec une telle aisance qu'elle en avait oublié ses deux accompagnants.

Le couloir grouillait de monde. Elle s'était arrêtée à mi-chemin entre l'entrée et son casier et pivota sur elle-même, à la recherche des deux Organtiens. Ses pas perdirent leur entrain et devinrent maladroits. Ne pas les avoir dans son champ de vision la perturbait et fit naître en elle une crainte toute nouvelle. Puis commença ensuite les premières bousculades. Des épaules vinrent s'entrechoquer contre la sienne avec cette violence si familière. Sa capuche avait quitté sa tête et dévoilait un visage paniqué et empreint de détresse. Les appeler n'était pas une option envisageable, cela revenait à susciter l'attention sur elle et ce n'était pas ce qu'elle souhaitait. Un nouveau coup d'épaule la fit s'écarter sur le côté et une nouvelle bousculade s'enchaîna, accompagnée d'une voix acerbe.

Annabelle Storm - L'héritière d'OrgantiaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant