••••Sélénia••••

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   À mon retour de la ville, après avoir chapardé pommes, poires et bouts de pain, j'ai été surprise de ne voir que l'elfe dans la geôle.
   Son visage triste, torturé et profondément cerné fixe désespérément la meurtrière par laquelle je m'infiltre dans une cabriole bien étudiée.
Je croasse, oubliant à nouveau ma condition de métamorphe et donc d'humain à moitié animal. Alors que je m'imagine me transformer pour réitérer ma phrase -cette fois-ci en langage bipède-, l'elfe me répond pour mon plus grand étonnement.

- Oh, merci amie choucas pour ce présent, souffle la belle à bout de force.

Mais sa main, aussi fine que si les os n'étais pas recouverts de chair, n'arrive pas à saisir le baluchon de provisions. Sa faiblesse extrême me touche au plus profond de moi et mon cœur se serre un peu plus.
Est-ce la folie ou un élan de générosité qui me pousse à me transformer pour l'aider, je n'en sais rien. Une chose est sure: cette femme me donne l'intime conviction que ma destinée va changer, même si je ne sais pas quand, ni par quel moyen.
Pleine de bonne intentions, je prend ma forme mi-humaine, mi-bête pour l'aider à se nourrir. Je m'agenouille près de cette elfe squelettique à l'aura si douce et apaisante pour apporter à sa bouche une poire bien mûre, à la fois fondante et juteuse. La belle me regarde et semble me remercier, puis elle se détend et profite de mes plumes chaudes et douces en s'appuyant contre mon épaule.
   Elle mange lentement, mais toutes les provisions que j'ai apporté ont disparues au final. La fatigue guète rapidement la belle et son visage lourd et las me remercie sans un mot.

   - Je reviendrais demain, je lui dit, comme pour lui promettre et la rassurer.

   Et bien que j'ai passé un moment en sa présence, sans un bruit, sa compagnie m'a réchauffé le cœur, même si cela n'a en rien apaisé mon inquiétude pour mon maître.

- Va, petit corbeau, prend soin de toi.

Dans une brassée de plumes, ma métamorphose en bête s'opère totalement et mon envol vers le ciel gris me libère un instant de ces pensées moribondes. A quand la paix, la joie et la liberté dans ce royaume? A quand la fin de la misère, de la torture et de la monarchie de ce fou de Omans?
Hélas, l'heure n'est pas à me morfondre, mais plutôt à trouver l'endroit idéal pour mon rendez-vous de demain soir. Voilà seulement vingt-quatre heures que je suis sortie physiquement et temporairement de mon bourreau: Sven. Mais il me reste cependant une mission à mener à bien et un rapport à lui faire d'ici deux jours.

    Mon vol, dans le ciel gris et éternel qui règne au dessus du château laisse rapidement place à un grand soleil lorsque je m'approche de la ville et quitte les hauteurs de l'édifice royal. Mes yeux se plissent tant il brille fort, mais aussi parce que je n'ai jamais vu un rayonnement aussi puissant et chaud de toute mon existence. Les rayons qui se reflètent sur mon dos immaculé de noir, me réchauffent rapidement et tel une caresse douce, lente et délicate, cela apaise mon angoisse et fait battre en moi un peu de gaieté, choses qui ne m'est pas arrivé depuis fort longtemps.
Au lieu de rejoindre directement la porte Sud de la ville, je préfère voleter ici et là en observant avec attention les édifices, les ruelles étroites se croisants en petites places publiques et la vie dans cette ville, pleine d'effervescence.
J'aimerais tant vivre parmi ces gens, dans l'insouciance de ce qui se passe derrière les portes du château, ne craignant seulement que la disette et implorants les bonnes faveurs des Dieux pour les prochaines récoltes. Seuls les gardes du royaume rappellent qu'une paix -très relative-, c'est installée depuis la précédente guerre des cinq royaumes, il y a deux siècles de cela. Fort heureusement, ces nations ont mis en place un tournoi pour définir tout les cinq ans, le royaume qui possèdera un privilège économique, décisionnel, et jouira de son droit de veto quand aux grandes problématiques de Oho. Le seule problème est que le royaume souverain reste très souvent le même: Aarions avec son roi fou.

   Des cris de joies et des exclamations au bord d'une taverne attirent mon attention. Ces établissements sont souvent le théâtre de chamailleries et de bagarres et animent une ville en un clin d'œil, du moins, c'est ce que m'a toujours dit mon maître.
Je me pose sur le toit de l'auberge où deux gros gaillards se tiennent par le cou, éméchés à en juger par leur démarche hésitante et les mots étranges qu'ils prononcent. Je ris au fond de moi, me moquant de leur attitude débraillée.
   Quand le spectacle prend fin, mon chemin reprend et se termine au crépuscule, alors que le ciel s'illumine de tons dorés, vers les toits des maisons qui se dressent tels une muraille en encadrant le chemin à la porte Sud de la ville.
Le plan est simple: j'attend le fameux convois en provenance d'Aasgar et observe ce qu'il se passe avant de faire mon rapport. Il ne me reste plus qu'à espérer que le jeune chapardeur aux oreilles pointues fasse son apparition cette nuit. En attendant, mon attention reste fixée sur les troupes d'élites du roi, déployées pour l'occasion.
À bien les observer, ils sont tous très disciplinés, connaissent le protocole par cœur et semble taillés au combat, sans pour autant ressembler à des montagnes de muscles. Petits, grands, peu importe, seul leur regards parlent pour ces hommes qui ont déjà dû ôter la vie plus d'une fois. Mais le pire reste celui qui les diriges: taille moyenne, la mâchoire carré et des cicatrices sur le visage et une expression à glacer le sang. La lueur qui brille dans ses yeux en dit long sur ce qu'il a vécu, sur ce qu'il a subit et sur ce qu'il pourrait faire face à son ennemi. Il est le plus redoutable de tous, sans la moindre hésitation et je n'aimerais pas me retrouver face à ce tueur né.

Le temps passe et l'heure arrive.
Les lourdes portes s'ouvrent sur l'extérieur et un chariot blindé tracté par plusieurs chevaux et largement protégé par des gardes Aasgariens s'avance vers le centre de la ville. Ils font une dizaine de mètres et alors que tout se passe bien, il sort soudainement du convoi une dizaines de chevaliers sudiens, armes à la mains et tranchant le moindre garde royal d'Aarions à proximité. Évidemment la riposte est instantanée, nos gardes d'élites ne risquent pas de se laisser tuer sans même répondre à la provocation et ceux-ci se précipitent sans même un ordre de leur chef sur l'assaillant.
Depuis mon perchoir, la différence d'effectif entre les gardes de la ville et ceux venus d'ailleurs me semble démesurée, un ratio de deux pour un en faveur de notre royaume se dresse devant moi.
Un coup d'éclat? Des kamikazes? Des suicidaires?
Mais a bien y regarder, un Aasgarien se détache des autres et tente de s'en prendre au chef de la garde royale. Leur combat est acharné, violent. Ce pourrait-il que ceux venus du Sud en ai spécialement contre cet homme balafré?
Mon attention est dévié vers un autre soldat d'Orgès. Un homme mince, rapide et d'une agilité surprenante pour un humain en armure lourde. Il est surprenant car il prend la fuite après s'être dégagé du combats principal entre notre chef de garde et le Sudien. Alors qu'il s'apprête à disparaître dans une ruelle, suivi de deux autres soldats, je m'élance dans la semi obscurité qui règne et seulement éclairée par les torches pour ne pas le perdre de vu.
Mon vol est difficile, je ne suis pas un oiseau de nuit, je distingue mal ce qui m'entoure. Autan privilégier les trajets courts, pour me poser et analyser un peu plus l'environnement et les protagonistes à chaque changement de direction. Mais je suis rapidement perdue et mon perchoir fini par être une planche tombée sur le sol: autant dire que je suis totalement à découvert, à la merci de n'importe qui. Tout s'enchaîne très vite, il y a un tel vacarme, la luminosité et les contrastes ne conviennent pas à ma vue et cela me fait perdre ma direction et le fuyard que je suivais. Mon rythme cardiaque s'accélère, le sang pulsé dans mes veines fait gonfler les carotides dans mon cou et augmente la vitesse de ma respiration. Et puis mon esprit parvient à m'ordonner une chose: me mettre de nouveau à l'abri sur les toits, loin de ce capharnaüm. Sans attendre mes ailes se déploient et je m'élance depuis le sol vers le ciel sombre.
   Et quelque chose se referme sur moi, comme une mâchoire, un piège me retient sur terre et une vive douleur me traverse depuis mon bras gauche, jusque sur mon torse en passant en partie par mon abdomen. Je cris de toutes mes forces, tente de me débattre, perd mes plumes qui forment un manteau noir sur le sol en retombant, mais en vain, je sens qu'on m'emporte au loin.
   Alors que je me laisse pour morte dans la geule de mon assaillant, j'entends au loin le hurlement d'un loup qui résonne dans cette horrible nuit de terreur.

La légende du dragon vert Où les histoires vivent. Découvrez maintenant