Chapitre 24

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La nuit est profonde. Elle a abattu ses ténèbres sur le château, a entouré le camp de son obscurité. D'épais nuages se sont formés pour étouffer l'éclat de la lune et des étoiles, et le ciel demeure d'un noir d'encre, imperméable et infini.

La seule lumière provient des torches qui se consument dans le camp d'Aoba, plantées à même le sol, qui dessinent des ombres immenses sur le tissu des tentes lorsqu'un soldat passe. Avec le temps, le feu se réduit à des braises rougeoyantes, qui disparaissent peu à peu sous les cendres ; les flammes fébriles et vives s'amenuisent petit à petit, et leur luminosité ne tient plus qu'à un halo orangé, infime et oscillant.

Tout, en dehors de ces dernières incandescences, semble terne, même les étoffes du campement qui bruissent doucement dans la nuit. Sous la voûte sombre et muette, l'horizon est flou, la terre est brune, et les herbes qui entourent le camp sont une immensité de longs brins gris, ployés vers le sol dans un mouvement uniforme à force de vent.

Celui-ci passe entre les tours du château dans une longue plainte d'agonie, siffle entre les branches dénudées des arbres des jardins, s'engouffre en mugissant dans la cour d'entraînement déserte ; puis il dévale les remparts, vient froisser le tissu des tentes et souffler les dernières braises. Tous les autres bruits, hommes, animaux, insectes, se taisent sous cette mélodie stridente.

Les voiles de la tente royale, multiples et d'une blancheur immaculée, s'agitent sous la brise, se gonflent, se soulèvent, claquent et ondulent, gaze fantomatique qui tranche dans l'opacité nocturne. Parfois, sous l'impulsion d'un élan plus vigoureux, ils laissent entrevoir une lueur chaude provenant de l'intérieur ; c'est la chambre du roi.

Elle est vaste, comme il sied à un personnage de haut rang. Les tentures sont blanches, comme à l'extérieur, sauf autour du lit du monarque, encadré par des étoffes plus lourdes et plus précieuses pour le protéger du vent et du froid. C'est une véritable avalanche de brocart pourpre cousu d'or et d'argent, qui n'encadre pas un meuble moins riche : sur un matelas de plumes s'étalent des draps de velours et des fourrures soyeuses, soigneusement tirés et agencés par les domestiques.

Le reste de la pièce se compose de divers meubles, tous à l'image de la richesse et de l'opulence. Une partie de l'espace est visiblement consacrée à la stratégie, avec une large carte placée sur une table et un bureau débordant de feuilles volantes ; un peu plus loin, un imposant buffet sur lequel est posée la couronne des rois d'Aoba, un brasero qui crépite paisiblement et quelques meubles d'apparat. Sur l'immense tapis décoré d'arabesques et de motifs précieux qui couvre le sol, enfin, se dresse une table garnie d'un chandelier et d'un plateau d'argent d'où débordent divers mets, la pluparts couverts par une cloche.

Deux hommes se tiennent debout dans cette pièce. Ils sont en son centre, se font face, et se regardent comme s'ils ne voyaient rien de ce qui les entoure.

Cela fait des mois qu'ils sont séparés malgré le lien qui les unit, seule survivance d'une relation incertaine. Cela fait des mois qu'ils brûlent de se retrouver, sans cesse freinés par les événements, ballotés par les circonstances, chacun pris dans sa propre complexité de doutes, d'espoirs et de désillusions. Ce soir-là, pour la première fois depuis tout ce temps, pour la première fois depuis les guerres, les fuites, les morts abruptes et les révélations, ils se tiennent face à face.

Tobio a changé. Le siège l'a considérablement amaigri, a creusé les traits de son visage et aminci son corps déjà élancé –peut-être a-t-il aussi grandi d'un ou deux centimètres. Il a revêtu la tenue traditionnelle des soldats de Karasuno, bottes, pantalon et tunique noire dans laquelle il flotte ; à son épaule est agrafée une cape, dont l'attache d'argent finement ciselée témoigne de son rang au sein du royaume. Son teint est plus pâle qu'auparavant, autre conséquence des semaines de privations dans l'enceinte de Karasuno, et sa peau blanche renforce le contraste avec ses cheveux d'un noir d'encre. Il y a en lui quelque chose de plus mature qu'autrefois à Aoba, une sagesse forgée par les épreuves ; et en même temps, dans sa posture de crainte, dans ses doigts maigres et tremblants, dans ses yeux humides, il y a une vulnérabilité qui transperce le cœur du roi. Sa main remonte lentement le long de la courbe de la joue de l'archer, en caresse la peau douce et lisse, et ses doigts se mouillent au contact de ses larmes.

Memento Amari - IIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant