Chapitre 36

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La soirée se profile sur Aoba. Tandis que le ciel s'obscurcit peu à peu, le château s'allume, s'anime, s'agite : les funérailles des soldats tombés lors de la dernière bataille seront célébrées dans la nuit, après dîner, à la lueur des flambeaux. Les rois ont jugé mieux de ne faire qu'une grande cérémonie, laissant partir dans un même bûcher les hommes des cinq royaumes qui ont pris part à la guerre, peu importe leurs allégeances, en signe d'hommage et de pardon.

De sa fenêtre, dans ses appartements privés, Kenma peut voir les domestiques s'activer dans la cour, installer une estrade et les divers préparatifs de la cérémonie. Quelques soldats désireux de s'occuper se joignent à eux, les autres passent au détour d'une promenade ou pour se rendre d'un point à l'autre du château.

Le mage se sent fatigué. Le combat contre Atsumu l'a affaibli, il a consacré sans relâche ses pouvoirs à soigner ceux qui avaient été blessés lors de la bataille, et il doit également prendre part à tous les conseils que tiennent les monarques ; en plus de cela, les visions ne cessent de se manifester, de se modifier, lui projetant des images sans cesse différentes, tour à tour heureuses et tragiques.

Le passé lui parle aussi, parfois, lui murmure à l'oreille des bribes d'événements, d'hommes et de femmes, de vies qui sont passées sans qu'il les ait vues. Des silhouettes en contrejour, des mots perdus au vent, l'ombre d'un sourire et le fantôme d'une journée. Il se souvient de ceux qu'il a connus, également, images plus vivaces et plus consistantes dans son esprit –les rois de Nekoma qui ont précédé Kuroo, son père, son grand-père, tous ceux que Kenma a servi sans faillir. Parfois, il se demande si l'immortalité le lassera, lui qui est désormais le dernier être magique du continent, et quand naîtra le suivant.

Un claquement soudain le tire de ses pensées, et il se retourne pour voir Kageyama entrer dans la pièce, flanqué par Iwaizumi et par un serviteur qui se hâte d'annoncer, tentant de rétablir les formes de cette irruption pour le moins brutale :

-Sa Majesté Kageyama Tobio, prince consort du royaume d'Aoba Johsai, et Iwaizumi Hajime, chef de ses armées.

C'est la première fois qu'il voit Kageyama avec des habits royaux hors de ses visions –assume-t-il enfin son rôle, après tout ce temps ? Et que compte-t-il faire, pourquoi est-il si déterminé alors que le deuil est encore tout frais ? Le contraste avec le matin même est saisissant... Quelque chose est en train de se passer, Kenma le sent bien. Il incline la tête en signe de reconnaissance, réfrénant avec peine les pans de futurs possibles qui bouillonnent dans son inconscient.

-Je dois vous parler, déclare le consort en croisant les bras sur son manteau blanc.

-Allez-y, l'invite le mage en gardant le même calme impassible.

-Connaissez-vous cet ouvrage ?

Iwaizumi s'avance d'un pas, et tend à Kenma un livre qu'il considère avec curiosité ; il tend la main pour le saisir. Au moment même où ses doigts rencontrent la couverture, il lui semble être pris dans un tourbillon de sensations et de connaissances –des dizaines de mages ont touché ce livre, certains qu'il a rencontrés, d'autres qui ont laissé dessus une trace éternelle, chacun y cherchant quelque chose pour compléter leur art ou y coucher leur savoir afin de le transmettre. Peu de livres de magie existent sur le continent –certains sont à Inarizaki, d'autres à Nekoma, la majorité dans les bibliothèques ancestrales de Shiratorizawa. Kenma savait qu'Aoba recelait aussi certains documents traitant de la magie, mais n'espérait pas un livre si complet.

-Je ne l'avais jamais vu, dit-il avec sincérité.

-C'est chose faite, rétorque Kageyama. Ouvrez-le à la page marquée.

Memento Amari - IIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant