CHAPITRE VINGT QUATRE ET DEMI

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Les rayons du soleil étaient encore hauts dans le ciel, cependant leur luminosité ne passait pas la longue marée de nuages gris qui refroidissaient l'atmosphère. Une légère brise amèrement glaciale fit rougir le nez droit de Créa, masquant les petites tâches qui parsemaient sa peau. Les cicatrices, encore fraîches, de la fin de son adolescence ne s'étaient toujours pas estompées avec le temps, au plus grand désespoir de la jeune fille. Malgré tout, ces minuscules imperfections la rendaient rayonnante et illuminaient ses traits fins.

Elle prit quelques secondes pour admirer le lieu désertique, avant de couper le moteur de sa décapotable. L'herbe était rongée par le froid, le lac figé par le verglas et seul le battement d'ailes d'un merle blanc, d'une rareté inouïe, faisait frissonner les arbres alentours.

Le sol craquait sous ses pieds, lorsqu'elle fit, à pas lent, le tour du lac. Ses pensées se perdaient, tandis qu'elle contemplait les fissures dans l'eau gelée. Elles divaguèrent vers un passé bien trop proche, vers une vie lointaine qui ne semblait pas être la sienne. Elle ne se reconnaissait plus, ni dans le reflet flou du lac, ni dans ses souvenirs. Pourtant, c'était ces mêmes yeux verts qui avaient contemplé ce paysage quelques mois plus tôt, alors que l'automne s'installait à peine. Peut-on se perde autant en quelques mois ?

Elle voulut s'accroupir et sentir l'eau chatouiller ses mains, comme à l'étang chez sa tante, mais du mouvement attira son attention. Sur l'autre rive, une silhouette se tenait. Perchée dans l'ombre, elle restait immobile. De grands yeux marron l'observaient, scrutant le moindre de ses gestes. Quelques mèches brunes ressortaient d'un bonnet en laine. Un visage familier se dessinait, de l'autre côté.

Il l'attendait, droit comme un piquet, emmitouflé dans plus de vêtements que nécessaires. Une émotion curieuse le traversa, lorsqu'elle se décida enfin à avancer pour le rejoindre. Elle prit son temps pour éviter les parties boueuses, puis se planta devant lui, silencieuse.

Elle aussi, elle attendait. Non pas lui, mais la neige. Celle qui se nicha dans le creux de sa main et qui lui redonna l'éclat verdoyant qui habitait son regard.

« Jean m'a dit où tu étais », commença-t-il.

Elle ne prêta pas vraiment attention à ces mots. Elle suivait lentement les flocons qui venaient se perdre dans les mailles bleues du bonnet de Judi.

« Je crois qu'il faut qu'on parle, tous les deux. »

Elle acquiesça, avant de fouiller la poche intérieure de sa parka. L'odeur rassurante de la cigarette s'éleva en une fumée épaisse au-dessus d'eux.

« Je ne pensais pas que tu reviendrais, lui avoua-t-il dans un demi-sourire.

— Il fallait bien un jour, soupira-t-elle. De toute façon, plus rien ne me retenait là-bas.

— Et, ce garçon ? » osa demander Judi.

Un rictus déforma les traits de la jeune fille, peignant son visage d'une expression crispée.

« Il n'a pas su être à la hauteur.

— Qui pourrait l'être ? murmura Judi à lui-même.

— Ce n'était pas une bonne idée d'aller à cette université, continua Créa. Il aurait mieux fallu que je reste ici, même si c'était pour rien y faire. »

Le long soupir du garçon se brisa, lorsqu'elle passa sa main sur son avant-bras. Le souffle coupé, Judi ne réagit pas. Ce toucher le brûlait, l'étouffait, comme la fois précédente, où elle l'avait enlacé si soudainement. Pourtant, il faisait un effort surhumain pour ne pas se reculer.

Elle comprit assez vite que ce geste n'était pas le bienvenu et s'éloigna vivement, fourrant ses doigts dans une poche de sa veste.

« Tu n'as jamais vraiment apprécié ça, mais tu me le disais pas, n'est ce pas ? »

Il acquiesça en fuyant son regard, comme honteux de ce qu'il était.

« Ça a été toujours été brutal et spontané entre nous », souffla-t-elle en s'éloignant encore un peu.

Judi semblait si fragile, la tête baissée et le corps tremblant de froid. De la neige s'était immiscée dans son col et commençait à tremper ses habits.

« Comme ça a été toujours une affaire de nous, ou de moi, mais jamais de toi, lança-t-il acerbe.

— Comment ça ?

— Je ne connais que la Créa que tu me laisses voir, s'écria-t-il. Je ne sais rien de toi, ni de tes amis du lycée, ni de ta vie avant qu'on se rencontre. Tu ne me racontes rien, tu ne te dévoiles pas, tu joues la fille mystérieuse qui ne se manifeste que lorsque ça lui chante.

— Parce que toi, tu ne me caches rien sur qui tu es ? » dit-elle presque en criant.

Ce n'était plus le froid qui la faisait rougir désormais, c'était la colère. Une colère vive qui avait besoin d'être extériorisée.

« Je n'ai pas eu de tes nouvelles pendant quatre mois et tu reviens, aussi explosive que lorsque tu es entrée dans ma vie. »

Judi continuait sans voir l'immense désolation qui creusait le visage de Créa. Sa lèvre inférieure, ainsi que son menton, se mirent à trembler. Son souffle était plus rapide. Ses phalanges se blanchissaient sous la pression, qui montait au fur et à mesure que le garçon parlait. Elle ne sentait plus la glace qui lui cisaillait les orteils. Tous ses muscles s'étaient contractés, toutes ses pensées s'étaient volatilisées, tout son corps semblait en ébullition. Jusqu'à que le volcan entre en éruption et que le coup parte, subitement.

Un long silence suivit. Le même silence qui borde les alentours d'un lac sans vie, sur lequel une tempête de sable fait rage. Des petites lueurs blanches, pourtant si fines, pourtant si délicates et fragiles, mais qui, lorsqu'elles nous atteignent, nous lacèrent la peau.

« Lorsque j'ai su que j'allais partir, j'ai fait en sorte de me disputer avec eux, mes amis. J'essayais de minimiser la perte que j'allais subir en m'en allant d'ici, lâcha-t-elle tout bas.

— Pourquoi n'as-tu pas fait pareil avec moi ?

— Je suppose que je ne m'attendais pas à ce que tu comptes autant. J'avais juste besoin de ne pas être seule pendant ces deux mois. Tu n'étais qu'une distraction, au début. »

La joue de Judi avait gardé une trace enflammée qui lui donnait des airs de petit garçon. Son corps s'était remis à trembler, alors que la jeune fille s'avançait dangereusement vers lui. Il était beau, dans ce décor encore plus pâle que sa peau laiteuse. Il avait fourré ses deux mains à l'intérieur de son manteau, tandis que les mèches brunes, qui dépassaient de son bonnet, commençaient à disparaître. La ligne de ses lèvres bleuies était mal définie, ses pupilles se perdaient dans ses longs cils, un léger duvet parcourait son menton, mais il était beau.

« Je suis désolée », murmura-t-elle au cœur de ses lèvres.

Ce baiser était bien loin de ce que Créa se rappelait. Il était fade, sans vie, presque éteint.

« J'ai eu les résultats ! s'exclama-t-elle pour changer le sujet de cette conversation. Je n'ai eu que sept. Après tout, c'est normal je ne suis quasiment jamais allé en cours, avoua-t-elle d'un rire jaune.

— Tu peux te rattraper.

— Je ne pense pas », rit-elle, nerveuse.

Judi n'était pas sûr de la suivre, mais une idée traversa son esprit. Elle semblait impossible, mais il refusait que pour elle tout soit perdu. Il avait une dette à payer.

« Je peux t'aider à avoir ton deuxième semestre », dit-il le regard franc et la voix grave.


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Crépuscule sous les étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant