L'esprit est au corps ce qu'est l'abeille à la ruche : toujours en dehors, toujours à l'aventure d'un parfum ou d'un songe. L'esprit va en avant-garde dans le monde. La chair fait son miel avec ce que lui ramène l'esprit. La chair se nourrit des substances prélevées par l'esprit dans le monde éternel, la chair se nourrit de pureté et de vérité.
Christian Bobin - La merveille et l'obscur
*
Les derniers jours semblaient s'être déroulés à une vitesse effrayante, tandis que l'échéance pour les examens de fin d'année de Créa approchait. Il lui restait un mois et elle n'était toujours pas retournée en cours. Les documents mis en ligne l'aidaient un peu à réviser, mais il était dur de prendre sur elle, de ne pas perdre espoir et continuer à s'accrocher.
Le bruit du crayon sur la feuille à carreaux se rependait dans toute la chambre, alors que la lumière de l'ordinateur éclairait son visage cerné. La nuit n'était pas tombée, mais l'obscurité emplissait déjà les lieux. Une boule de poile ronronnait à ses côtés, se prélassant sur les draps, les quatre pattes en l'air, la frimousse en éveil.
« La théorie de la réminiscence », murmura-t-elle.
Une touffe noire vint chatouiller son nez, écrasant de ses petites pattes les touches du clavier et froissant les notes de Créa.
« Milly, dégage ! » pesta-t-elle en poussant le chat hors de son bureau.
Ses yeux parcouraient l'écran dans des allers-retours incessants. Elle n'essayait même plus de comprendre la signification des mots alambiqués, elle cherchait des réponses.
« Si le corps n'est pas sain, continua-t-elle a voix basse, l'esprit ne l'est pas nécessairement aussi. Peut-on vraiment définir quelqu'un par sa maladie, ou est-ce seulement ce qui décrit l'état du corps ? »
Elle leva brusquement le regard de l'ordinateur, scrutant le mur en face d'elle. Ces phrases résonnaient dans son crâne, atteignant enfin leur sens. Elle se surprit à écarquiller les yeux et afficher une expression déboussolée, lorsque soudainement le gros matou se précipita hors de la chambre.
« Qu'est-ce ce qui lui arrive encore ? » soupira Créa en se levant pour le rattraper.
Elle passa devant sa mère et ses copines, en plein atelier de couture. Du fils, des aiguilles et des chutes de tissus débordaient de la table basse, jusqu'à former un halo multicolore autour de leur petit groupe.
Milly s'était réfugiée sur le balcon, aplatie sous la rambarde, pour zieuter les mouvements de la route en contrebas.
Créa s'approcha lentement, prête à le surprendre pour l'attraper et le couvrir de bisous, plongeant sur lui avec un rugissement ridicule. La petite bête protesta et contracta tous les muscles de son corps. Elle ne voulait pas rentrer, malgré le froid du mois de mars. Mais la jeune fille la souleva avec aisance, la laissant ensuite se blottir dans ses bras.
« Qu'est-ce ce que tu as vu en bas, hein ? »
Elle suivit le geste à la parole, se penchant à son tour sur la balustrade. Elle l'aperçut, alors, en contrebas. Un capuchon bleu recouvrait son visage pâle, son maigre corps se perdait dans ses vêtements et des mèches brunes encadraient ses joues creuses. La pénombre faisait ressortir son regard triste, levé vers elle et Milly.
« Salut, cria-t-elle un peu trop fort, le faisant même sursauter.
— Salut. »
Sa voix était terne, couverte de honte et de peur.
« Qu'est-ce qui t'amène ? »
Elle ne savait pas vraiment comment agir face à lui. Elle préférait peut-être faire comme si de rien n'était, comme si les images de cette nuit s'étaient déjà évaporées de son esprit.
« Je suis venu te voir », répondit-il comme si ce n'était pas une évidence.
Créa étouffa un petit rire puis, se ravisa. Le visage du garçon était grave, ses yeux étaient cernés, des tremblements commençaient à parcourir son corps.
Il se racla la gorge, avant de déclarer :
« J'aimerais m'excuser pour..., il se reprit en toussotant. Je ne voulais pas que tu voies ça. Je voulais que...
— Ne t'excuse pas d'être toi », le coupa-t-elle, balayant ses paroles d'une main.
Elle déposa Milly sur le carrelage, puis se pencha un peu plus en avant.
« J'ai un peu peur, avoua-t-elle, de toi, de ce qu'il s'est passé. Mais tu restes Judi, après tout, non ? »
Elle avait laissé échapper un rire nerveux, tandis que le garçon acquiesçait.
« Tu es Judi, tu n'es pas un paranoïaque violent », murmura-t-elle pour elle seule.
Judi avait reporté son regard sur la boule de poils qui l'observait à l'autre bout du balcon. Ses grands yeux en amande et ses oreilles poilues, se dressant sur sa tête, le firent rire. Comme un enfant qui voyait pour la première fois le battement d'ailes d'un papillon.
« Je suis allergique au chat, lui annonça-t-il. Mais le tien, je l'aime bien. »
Milly remuait la queue, visiblement très intéressée elle aussi par le jeune homme.
« Tu veux venir chez moi ? demanda Judi, reportant son attention sur Créa. J'ai préparé des fiches de révision. »
Il avait cet air enfantin et ce demi-sourire gêné, maladroit, qui faisaient craquer Créa. Il était gentil. Il voulait l'aider. Il était sa seule porte de sortie. Elle n'allait pas abandonner. Lentement, elle acquiesça et un petit rictus s'élevait au coin de son visage.
« J'ai de la chance de t'avoir », déclara-t-elle au moment de tourner les talons pour enfiler ses chaussettes.
C'est lorsqu'elle rentra à l'intérieur, qu'elle se rendit compte de sa peau frigorifiée qui commençait à perdre de sa couleur et de ses dents qui claquaient frénétiquement.
« Je sors », informa-t-elle sa mère en laçant ses baskets.
Cinq pairs de main se levèrent lorsqu'elle salua le groupe de couturière. Elle disparut dans la cage d'escalier, mais avant de pousser la porte d'entrée de l'immeuble, elle prit un temps pour souffler, calmer son stress. Puis, elle rejoignit Judi. Lui non plus ne payait pas de mine face au froid. Mais depuis combien de temps l'attendait-il là, en bas ?
« En avant ! » s'écria-t-elle en arrivant à sa hauteur.
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Crépuscule sous les étoiles
Teen FictionCréa refuse de grandir. Le lycée est fini et il ne lui reste plus qu'à goûter à la vie étudiante. Mais son aveuglante nostalgie l'incite à couper les ponts avec tous ses amis. Seule pour son dernier été dans son village natal, elle se lit d'amitié a...